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– J’m’appelle Charlot, gazouille alors l’enfant. Chez nous, c’est à côté. On a des soldats aussi. On en a eu toujours, nous. On leur z’y vend tout ce qu’i’ veulent. Seulement, voilà, des fois, i’s sont saouls.

– Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin entre ses genoux. Ecoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas: «Pourvu que la guerre continue!» hé?

– Pour sûr, dit l’enfant en hochant la tête, parce qu’on devient riche. Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagné cinquante mille francs.

– Cinquante mille francs! C’est pas vrai!

– Si, si! trépigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer.

Des cris aigus, venus des appartements de nos hôtes, interrompent ces confidences. Le mobile Biquet va s’enquérir.

– C’est rien, dit-il en revenant. C’est l’bonhomme qui engueule la bonne femme parce qu’elle ne sait pas y faire, qu’i’ dit, parce qu’elle a mis la moutarde dans un verre à pied, et on n’a pas idée de ça, qu’i’ dit.

On se lève. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de café stagnant dans notre souterrain. Dès qu’on a passé le seuil, une chaleur lourde nous souffle à la face, aggravée par le relent de friture qui habite la cuisine, et en sort chaque fois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui, accumulées sur les murs par couches noires, s’éploient en nappes bruissantes lorsqu’on passe.

– Ça va recommencer comme l’année dernière!.. Les mouches à l’extérieur, les poux à l’intérieur…

– Et les microbes encore plus à l’intérieur.

Dans un coin de cette sale petite maison encombrée de vieilleries, de débris poussiéreux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de soleils révolus, il y a, à côté des meubles et des ustensiles, quelque chose qui remue: un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelé, raboteux et rose qui fait penser au cou d’une volaille déplumée par la maladie. Il a également un profil de poule: pas de menton et un long nez; une plaque grise de barbe feutre sa joue rentrée, et on voit monter et descendre de grosses paupières rondes et cornées comme des couvercles sur la verroterie dépolie de ses yeux.

Barque l’a déjà observé:

– Vise-le: i’ cherche un trésor. I’ dit qu’y en a un quéqu’part dans c’te cambuse, dont il est l’beau-père. Tu l’vois tout d’un coup s’mett’ à quat’ pattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le.

Le vieux procédait, à l’aide de son bâton, à un sondage méthodique. Il toquait sur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il était bousculé par les allées et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passage du balai de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sans doute par devers elle que, plus que des cassettes aléatoires, l’exploitation du malheur public est un trésor.

Deux commères, debout, échangeaient des paroles confidentielles à voix basse, dans une embrasure, près d’une vieille carte de Russie peuplée de mouches.

– Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire attention. Si vous n’avez pas la main légère, vous ne trouverez pas vos seize doses par bouteille, et alors, vous manquez trop à gagner. Je ne dis pas qu’on y est de son porte-monnaie, non tout de même, mais on manque à gagner. Pour parer à ça, il faudrait s’entendre entre débitants, mais l’entente est si difficile, même dans l’intérêt général!

Dehors, rayonnement torride, criblé de mouches. Les bestioles, rares il y avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leurs minuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagné de Lamuse. On va flâner. Aujourd’hui, on sera tranquille: c’est repos complet, à cause de la marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avantageux de profiter de ce repos pour se promener librement: demain on sera repris par l’exercice et les corvées…

Il y en a de moins chanceux que nous, qui d’ores et déjà sont impliqués dans l’engrenage des corvées.

A Lamuse qui lui demande de venir flânocher avec nous, Corvisart répond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté horizontalement comme un bouchon:

– J’peux pas: J’ suis d’ colombins!

Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des murs, penché dans une atmosphère malade, sa tâche de boueux et de vidangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’après-midi pèse sur la campagne assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuaille. On échange de rares propos.

Là-bas, on entend des cris: Barque est en proie à une ménagerie de ménagères… Et la scène est épiée par une fillette pâle, aux cheveux réunis par derrière en un pinceau de filasse, à la bouche brodée de boutons de fièvre, et par des femmes qui, installées devant leur porte, dans un peu d’ombre, travaillent à quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent conduits par un caporal-fourrier. Ils sont porteurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.

Lamuse considère ses pieds boursouflés, racornis:

– Y a pas d’erreur. I’ m’ faut des péniches, un peu plus tu verrais mes panards à travers celles-ci… J’peux pourtant pas marcher sur la peau d’ mes pinceaux, hein?

Un aéroplane ronfle. On suit ses évolutions, la face en l’air, le cou tordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel. Quand nos regards sont retombés ici-bas, Lamuse me déclare:

– Ces machines-là, jamais ça ne deviendra pratique, jamais.

– Comment peux-tu dire ça! On a fait tellement de progrès, si vite…

– Oui, mais on s’arrêtera là. On ne fera jamais mieux, jamais.

Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus buté que l’ignorance oppose, toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrès, et je laisse mon gros camarade s’imaginer opiniâtrement que l’extraordinaire effort de la science et de l’industrie s’est, tout à coup, arrêté à lui.

Ayant commencé à me dévoiler sa pensée profonde, il continue, et, rapprochant et baissant la tête, il me dit:

– Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.

– Ah! fis-je.

– Oui, mon vieux. Tu n’ remarques jamais rien, toi, j’ai r’marqué (et Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis: si elle est venue c’est qu’on l’intéresse, pas? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pas d’erreur.

Il reprend:

– Mon vieux, veux-tu que je te dise? Elle est venue pour moi.

– En es-tu sûr, mon pauvre vieux?

– Oui, dit sourdement l’homme-bœuf. D’abord, j’la veux. Et puis, à deux fois, mon vieux, j’lai trouvée sur mon passage, juste sur mon passage, à moi, t’entends bien? Tu m’diras qu’elle s’est sauvée; c’est qu’elle est timide, ça, oui…

Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure épaisse, aux joues et au nez humides de graisse, était grave. Il porta son poing globuleux à sa moustache jaune sombre soigneusement roulée, et la lissa avec tendresse. Puis il continua à me montrer son cœur.

– J’ la veux, mais, tu sais, j’ la marierai bien, moi. Elle s’appelle Eudoxie Dumail. Avant j’ pensais pas à l’épouser. Mais depuis que j’ connais son nom de famille, i’ m’ semble que c’est changé, et j’marcherais bien. Ah! nom de Dieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’elle soit jolie… Ah!..

Le gros garçon débordait d’une sentimentalité et d’une émotion qu’il cherchait à me prouver par des paroles.

– Ah! mon vieux!.. Y a des fois qu’i’faudrait me r’tenir avec un crochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluait aux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elle est… Et moi, j’suis… Elle est si pas pareille – t’as remarqué, j’suis sûr, toi qui r’marques – . C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle a qu’est pire qu’une Parisienne, même une Parisienne chic et endimanchée, pas? Elle… Moi, j’…

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