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Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir:

– N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.

Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à lui dire:

– Que voulez-vous, madame, c’est militaire! Faut pas essayer de comprendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.

– C’est là vot’ petite provision personnelle?

– Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.

– Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre! C’est assez de tout l’argent qu’on perd à ci et à ça.

– A quoi? insiste Barque.

– On voit que vous n’risquez pas vot’argent, vous.

– Non, nous ne risquons que not’ peau.

On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d’homme la traverse:

– Eh, Palmyre! clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.

– Y a du bon! C’est j’té! nous fait Lamuse.

– Quels salauds que ces gens-là! murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.

– C’est t’honteux et dégueulasse, dit Marthereau.

– On dirait qu’tu vois ça pour la première fois!

– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin: «Que voulez-vous, c’est militaire!» Ben, mon vieux, t’as pas les foies!

– Quoi faire d’autre, quoi dire? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table et pour l’aramon? Elle nous ferait payer son vin quarante sous qu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas? Alors, faut s’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, et j’drelinguais qu’a veule pas.

– J’sais bien que c’est partout et toujours la même histoire, mais c’est égal…

– I’s’ démerde l’habitant, ah oui! I’ faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas s’faire tuer.

– Ah! les braves populations de l’Est!

– Ben, et les braves populations du Nord!

– …Qui nous accueillent les bras ouverts!..

– La main ouverte, oui…

– J’te dis, répète Marthereau, que c’est un’ honte et une dégueulasserie.

– La ferme! Rev’là c’te vache…

On fit un tour au cantonnement pour annoncer la réussite de la chose; on alla aux emplettes. Quand nous revînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculés par les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à la distribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâce à ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à ce fractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui constituaient la portion des quinze hommes de l’escouade.

Il avait acheté du saindoux – une petite boule pour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve: quatre boîtes. La boîte de veau à la gelée de Mesnil André servirait de hors-d’œuvre.

– Tout ça, ça n’aura rien de sale! dit Lamuse, ravi.

*
* *

On inspecta la cuisine. Barque circulait, heureux, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un côté de cette pièce.

– J’ai ajouté en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.

Il souleva le couvercle de la marmite.

– C’feu n’est pas très fort. V’la une demi-heure de temps que j’y ai fichu la barbaque et l’eau est encore propre.

L’instant d’après, on l’entendit qui discutait avec l’hôtesse. C’était à cause de cette marmite supplémentaire: elle n’avait plus assez de place sur son fourneau; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’une casserole; et elle l’avait cru; si elle avait su qu’on lui ferait des difficultés, elle n’aurait pas loué cette chambre. Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvint à calmer ce monstre.

Les autres, un à un, arrivèrent. Ils clignaient de l’œil, se frottaient les mains, pleins de rêves succulents, comme les invités d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors, et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés et restent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.

– C’est pas très clarteux, dit Mesnil Joseph.

– Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il te faut!

Les autres s’exclament, en chœur:

– On est bougrement bien ici.

Et on voit les têtes remuer et faire oui, dans ce crépuscule de cave.

Un incident: Farfadet s’étant frotté par inadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule en une large tache si noire qu’elle se voit, même ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller par terre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant des années la poussière et les toiles d’araignée sont retombées en silence. Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est tout charbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomber quelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avec précaution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la charcuterie.

– Allons, à table!

On mange. Le repas est abondant et de fine qualité. Le bruit des conversations se mélange à celui des bouteilles qui se vident et des mâchoires qui s’emplissent. Pendant qu’on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe d’une aube poussiéreuse un pan d’atmosphère et un carré de la table, allume d’un reflet un couvert, une visière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre, où la gaîté déborde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le service d’ laver du linge, mais «c’était chérot, foutre!» Tulacque décrit la queue qu’on fait devant l’épicier: on n’a pas le droit d’entrer; on est parqué dehors comme des moutons:

– Et malgré qu’tu soyes dehors, si tu n’es pas content et qu’tu l’ouvres trop, on t’expulse de là.

Quelles nouvelles encore? Le rapport édicte des sanctions sévères contre les déprédations chez l’habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte est évacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l’arrière: Pépère en est.

Barque, en apportant les frites, annonce que notre hôtesse a des soldats à sa table: les infirmiers des mitrailleurs.

– I’s ont cru prend’ le mieux, mais c’est nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction en se carrant dans l’ombre de ce local étroit et infect – où l’on est aussi obscurément entassés que dans une guitoune (mais qui songerait à faire ce rapprochement?).

– Vous savez pas, dit Pépin, les gars de la 9e, ils sont vernis! Une vieille les reçoit pour rien, rapport à c’ que son vieux, qu’est mort y a cinquante ans, a été voltigeur dans l’temps. Paraît même qu’elle leur y a donné, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter en civet.

– Y a du bon monde partout. Mais les gars de la 9e ont eu une rude chance d’être, dans tout l’ village, tombés juste sur la piaule où c’ qu’y avait l’ bon monde!

Palmyre vient apporter le café, qu’elle fournit. Elle s’apprivoise, nous écoute et même nous pose des interrogations d’un ton rogue:

– Pourquoi que vous appelez l’adjudant: le juteux?

Barque répond sentencieusement:

– Toujours ça a été.

Quand elle a disparu, on juge son café:

– Tu parles d’une clarté! On voit l’ suc’ qui s’ balade au fond du verre.

– Elle vend ça six sous.

– C’est d’ l’eau filtrée.

La porte s’entr’ouve et fait une raie blanche; la figure d’un petit garçon s’y dessine. On l’attire comme un petit chat, et on lui présente un morceau de chocolat.

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