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Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur de ce qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut; il restait seul avec son émotion inavouable, toujours seul malgré lui.

…Nous nous avançâmes à côté l’un de l’autre le long des maisons. On voyait se ranger devant les portes des haquets chargés de barriques. On voyait les fenêtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores de boîtes de conserves, de faisceaux de mèches d’amadou – de tout ce que le soldat est forcé d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie. Le commerce local avait été long à se déclencher; maintenant l’élan était donné; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fièvre des chiffres, ébloui par les multiplications.

Les cloches sonnèrent. Un cortège déboucha. C’était un enterrement militaire. Une fourragère, conduite par un tringlot, portait un cercueil enveloppé dans un drapeau. A la suite, un piquet d’hommes, un adjudant, un aumônier et un civil.

– L’pauvre petit enterrement à queue coupée! dit Lamuse.

– L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. A s’vide, que veux-tu! Ah! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois, seulement, pas toujours… Voilà!

Nous avons dépassé les dernières maisons. Dans la campagne, au bout de la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés: Les cuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avec leur bric à brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, les fourragères, le cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voitures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardent le trou du ciel avec leurs yeux minéraux. Quatre poilus plantent une table. La forge en plein air fume. Cette cité hétéroclite et grouillante, posée sur le champ défoncé dont les ornières parallèles et tournantes se pétrifient dans la chaleur, est frangée déjà largement d’ordures et de débris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur les autres par sa propreté et sa netteté. On dirait, au milieu d’une foire, la roulotte de luxe où l’on paye plus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.

Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps, sans doute, qu’il tourne autour, les yeux attachés sur elle. L’infirmier Sambremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant de bois peint, qui mène à la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boîte de biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille de Champagne. Blaire l’interpelle:

– Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-là, c’est les dentistes?

– C’est écrit dessus, répond Sambremeuse, un petit replet, propre, rasé, au menton blanc et empesé. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentiste qu’il faut demander pour te soigner les piloches, c’est le vétérinaire pour te torcher la vue.

Blaire, s’étant approché, examine l’installation.

– C’est barloque, dit-il.

Il s’approche encore, s’éloigne, hésite à engager sa mâchoire dans cette voiture. Il se décide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaît dans la roulotte.

*
* *

Nous poursuivons la promenade… On tourne dans un sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s’apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d’aveuglantes et brûlantes blancheurs ça et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger de pas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie!

Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-être s’imagine-t-il, encore une fois, qu’elle le cherchait, croit-il à quelque don du destin… Il va à elle, de toute sa masse.

Elle le regarde, s’arrête, encadrée par de l’aubépine. Sa figure étrangement maigre et pâle s’inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l’aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme couronnée d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses yeux scintillent: ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa bouche entr’ouverte, rouge comme le cœur.

– Dites-moi… J’vais vous dire… halète Lamuse. Vous m’plaisez tant…

Il avance le bras vers la précieuse passante immobile.

Elle a un haut-le-corps, et lui répond:

– Laissez-moi tranquille, vous me dégoûtez!

La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de la retirer et la secoue pour se dégager. Ses cheveux d’une intense blondeur se défont, et remuent comme des flammes. Il l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lèvres aussi se tendent en avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toute sa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se débat, elle jette un cri étouffé; on voit palpiter son cou, sa jolie figure s’enlaidir haineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, mais mon intervention est inutile: il recule et gronde, vaincu.

– Vous n’êtes pas malade, des fois! lui crie Eudoxie.

– Non!.. gémit le malheureux, déconcerté, atterré, affolé.

– N’y revenez pas, vous savez! dit-elle.

Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne la regarde même pas s’en aller: il reste les bras ballants, béant devant la place où elle était, martyrisé dans sa chair, réveillé d’elle et ne sachant plus de prière.

Je l’entraîne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflé comme s’il avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tête. Dans la clarté impitoyable de l’éternel printemps, il est pareil au pauvre cyclope qui rôdait sur les antiques rivages de Sicile, bafoué et dompté par la force lumineuse d’une enfant, tel un jouet monstrueux, au commencement des âges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuée d’un tonneau, a vendu quelques litres aux hommes de garde. Il disparaît au tournant de la route, avec sa face jaune et plate comme le camembert, ses rares cheveux légers, effilochés en flocons de poussière, si maigre dans son pantalon flottant qu’on dirait que ses pieds sont rattachés à son torse par des ficelles.

Et entre les poilus désœuvrés du corps de garde, au bout du pays, sous l’aile de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert d’enseigne au village, il s’établit une conversation à propos de ce polichinelle errant.

– Il a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise? On ne devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, en douce poil-poil, surtout des mecs dont on ne connaît pas bien l’originalité.

– Tu abîmes, pou volant, répond Cornet.

– T’occupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on s’méfie pas assez. J’ sais c’ que j’ dis quand je l’ouvre.

– Tu sais pas, dit Canard, Pépère va à l’arrière.

– Les femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, c’est des r’mèdes.

Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braqués dans l’espace, contemplent deux avions ennemis et l’écheveau embrouillé de leurs lacis. Autour des oiseaux mécaniques et rigides, qui, suivant le jeu des rayons, apparaissent dans les hauteurs, tantôt noirs comme des corbeaux, tantôt blancs comme des mouettes – des multitudes d’éclatements de shrapnells pointillent l’azur et semblent une longue volée de flocons de neige dans le beau temps.

*
* *

On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sont Carassus et Cheyssier.

Ils annoncent que le cuisinier Pépère va s’en aller à l’arrière, cueilli par la loi Dalbiez et expédié dans un régiment territorial.

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