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D'ailleurs, j'étais éclaireur et c'était la guerre.

Notre armée avait trouvé une nouvelle forme d'agression contre l'ennemi.

Tous les matins, les autorités chinoises venaient livrer des yaourts nature aux habitants du ghetto. Ils déposaient devant les portes de chaque appartement une petite caisse de yaourts individuels, contenus dans des pots en verre et recouverts d'un insignifiant papier. Le laitage blanc était surmonté d'une épaisseur de présure jaunâtre.

A l'aube, un commando de soldats masculins se rendaient devant les portes des appartements est-allemands, soulevaient les couvercles, buvaient la présure et la remplaçaient par une dose équivalente d'un liquide de même couleur fourni par leur organisme. Puis ils remettaient les couvercles, ni vu ni connu, et allaient se faire pendre ailleurs.

Nous n'avons jamais su si nos victimes mangeaient leurs yaourts. Tout porte à le croire, d'autant qu'aucune plainte ne fut mentionnée. Ces laitages chinois étaient d'une acidité telle que certains goûts bizarres pouvaient très bien passer sans être remarqués.

L'ignominie de cette manœuvre nous faisait éructer d'extase. Nous nous disions que nous étions immondes. C'était grandiose.

Les enfants d'Allemagne de l'Est étaient solides, courageux et forts. Aussi se contentaient-ils de nous rouer de coups. Ce genre d'hostilités paraissait dérisoire comparé à nos crimes.

Nous étions des salauds d'envergure, nous. La somme des muscles de notre armée était ridicule en regard de celle de l'armée ennemie, pourtant moins nombreuse, mais nous étions beaucoup plus méchants.

Quand l'un d'entre nous tombait entre les mains des Allemands de l'Est, il en sortait une heure plus tard, couvert de bosses et de bleus.

Quand l'inverse se produisait, l'ennemi en avait pour son argent.

D'abord, nos traitements prenaient beaucoup plus de temps. Le petit Allemand avait droit à au moins un après-midi de divertissements. Parfois sensiblement plus.

Nous commencions par nous livrer, en présence de la victime, à une orgie intellectuelle concernant son sort. Nous parlions en français et le Teuton n'y pigeait rien: il n'en avait que plus d'appréhension. D'autant que nos suggestions étaient proférées avec tant de jubilation et d'exaltation cruelle que nos visages et nos voix constituaient d'excellents sous-titres. La litote était en dessous de notre dignité:

– On lui coupera le… et les… servait de classique exorde à notre empilage verbal.

(Il n'y avait aucune fille parmi les Allemands de l'Est. C'est un mystère dont je n'ai jamais eu la clef. Peut-être les parents les laissaient-ils au pays, entre les mains de quelque entraîneur de natation ou de lancement du poids.)

– Avec le couteau de cuisine de monsieur Chang.

– Non: avec le rasoir de monsieur Ziegler.

– Et on les lui fera bouffer, tranchait un pragmatique qui trouvait secondaires ces compléments circonstanciels.

– Avec son… et son… comme assaisonnement.

– Très lentement, reprenait un amateur d'adverbes.

– Oui: il devra bien mâcher, disait un esprit glossateur.

– Et après, on le fera vomir, proférait un blasphémateur.

– Surtout pas! Il serait trop content! Il faut qu'il garde ça dans son ventre, se récriait un autre qui avait le sens du sacré.

– Même qu'on lui bouchera le…, pour que ça ne ressorte jamais, surenchérissait un confrère qui voyait loin.

– Oui, fit un disciple de saint Matthieu.

– Ça marchera pas, commenta un philistin que personne n'écoutait.

– Avec le ciment des ouvriers. Et on lui bouchera la bouche aussi, pour qu'il n'appelle pas à l'aide.

– On lui bouchera tout! exulta un mystique.

– Le ciment chinois, c'est de la merde, observa un expert.

– Tant mieux. Comme ça, il sera bouché avec de la merde! reprit le mystique en transe.

– Mais il va mourir, balbutia un pleutre qui se prenait pour la Convention de Genève.

– Non, fit le disciple de saint Matthieu.

– Nous l'en empêcherons. Ce serait trop facile.

– Il faut qu'il souffre jusqu'au bout!

– Quel bout? s'enquit la Convention de Genève.

– La fin, quoi. Quand on le laissera filer chez sa maman en pleurant.

– La tête de la mère, quand elle verra comment on aura arrangé son sale môme!

– Ça lui apprendra à avoir des enfants allemands!

– Les seuls bons Allemands sont les Allemands bouchés au ciment chinois.

Cet aphorisme, juste assez cryptique pour susciter l'enthousiasme, fit hurler l'assemblée.

– D'accord. Mais avant ça, il faudra aussi lui arracher les cheveux, les sourcils et les cils.

– Et les ongles!

– On lui arrachera tout! clama le mystique.

– Et on mélangera ça au ciment avant de le boucher, pour que ce soit plus solide.

– Ça lui fera un souvenir.

Ces exercices de style avaient quelque chose de pathétique, car très vite nous nous heurtions aux limites du langage, d'autant que nous capturions souvent une victime: il fallait des trésors d'imagination pour renouveler les surenchères sans les affadir.

Le corps étant moins vaste que le vocabulaire, nous explorions ce dernier avec un acharnement dont les lexicographes devraient prendre de la graine:

– Eh, ça s'appelle aussi testicules.

– Ou gonades.

– Gonades! Comme une grenade!

– On lui dégoupillera les gonades!

– On en fera de la gonadine.

J'étais celle qui parlait le moins pendant ces tournois où les phrases couraient de l'un à l'autre comme le furet de la chanson. J'écoutais, subjuguée par tant d'éloquence et par une telle audace dans le Mal.

Les orateurs me donnaient l'impression de jongler à plusieurs avec une virtuosité qui durerait jusqu'à ce qu'un maladroit manque une balle. Aussi préférais-je rester hors jeu et guetter les multiples circulations de la parole. Moi, je ne parvenais à parler que seule, quand je pouvais jouer à l'otarie avec ma phrase, la hissant au bout de mon nez comme un ballon rouge.

Le pauvre petit Allemand avait eu le temps de mouiller sa culotte lorsque notre armée passait enfin de la théorie à la pratique. Il avait pu entendre tous les rires menaçants et les mitraillages verbaux. Souvent, il pleurait de peur quand les bourreaux s'approchaient de lui, pour notre plus grande joie:

– Mauviette!

– Gonade molle!

Hélas, tragédie du langage oblige, les choses restaient en dessous des mots. Et nous infligions des supplices très peu diversifiés.

En général, ça se limitait à une immersion dans l'arme secrète.

L'arme secrète comportait entre autres toutes nos urines, à l'exclusion de celles qui étaient réservées aux yaourts allemands. Nous mettions un zèle exemplaire à ne pas nous départir de ce précieux liquide ailleurs que dans la grande cuve commune. Cette dernière était installée au sommet de l'escalier de secours du bâtiment le plus élevé du ghetto, et gardée par les plus farouches d'entre nous.

(Longtemps, les adultes ou autres spectateurs se sont demandé pourquoi l'on voyait si souvent des enfants courir vers cet escalier de secours, l'air oppressé.)

A ces urines de moins en moins fraîches était incorporée une belle proportion d'encre de Chine – encre doublement de Chine.

Formule chimique assez simple, en somme, qui donnait lieu à un élixir verdâtre aux fragrances d'ammoniac.

L'Allemand était empoigné par les jambes et les bras et était immergé à fond dans la cuve.

Ensuite, nous nous débarrassions de l'arme secrète, estimant que la victime en avait corrompu la monstrueuse pureté. Et nous recommencions à conserver nos urines jusqu'au prisonnier suivant.

Si j'avais dû lire Wittgenstein à l'époque, je l'eusse trouvé tout à fait à côté de la question.

Sept propositions abstruses pour expliquer le monde, alors qu'une seule, et si simple, eût rendu compte du système entier!

Et je n'avais même pas dû réfléchir pour la trouver. Et je n'avais même pas dû la formuler pour la vivre. C'était une certitude acquise. Chaque matin, elle naissait avec moi:

«L'univers existe pour que j'existe.»

Mes parents, le communisme, les robes en coton, les contes des Mille et Une Nuits, les yaourts nature, le corps diplomatique, les ennemis, l'odeur de la cuisson des briques, l'angle droit, les patins à glace, Chou En-lai, l'orthographe et le boulevard de la Lai deur Habitable: aucune de ces énumérations n'était superflue, puisque toutes ces choses existaient en vue de mon existence.

Le monde entier aboutissait à moi.

La Chine péchait par excès de modestie. Empire du Milieu? Il suffisait d'entendre cet énoncé pour en comprendre les limites. La Chine serait le Milieu de la planète à condition de rester bien sagement à sa place.

Moi, je pouvais aller où je voulais: le centre de gravité du monde me suivait à la trace. La noblesse, c'est aussi admettre ce qui va de soi. Il ne fallait pas se cacher que le monde s'était préparé à nion existence depuis des milliards d'années.

La question de l'après-moi ne me préoccupait pas. Il faudrait sans doute quelques milliards d'années supplémentaires pour que les derniers exégètes aient fini de gloser mon cas. Mais cet aspect du problème avait si peu d'importance en regard de l'immédiateté vertigineuse de mes jours. Je laissais ces spéculations à mes glossateurs et aux glossateurs de mes glossateurs.

Ainsi, Wittgenstein était hors sujet.

Il avait commis une grave erreur: il avait écrit. Autant abdiquer tout de suite.

Aussi longtemps que les empereurs chinois n'écrivaient pas, la Chine était à l'apogée de son apogée. La décadence a commencé avec le premier écrit impérial.

Je n'écrivais pas, moi. Quand on a des ventilateurs géants à impressionner, quand on a un cheval à soûler de galop, quand on a une armée à éclairer, quand on a un rang à tenir et un ennemi à humilier, on redresse la tête et on n'écrit pas.

C'est pourtant là, au cœur de la Cité des Ventilateurs, que ma décadence a commencé.

Elle a débuté à l'instant où j'ai compris que le centre du monde, ce n'était pas moi.

Elle a débuté à l'instant où j'ai été émerveillée de découvrir qui était le centre du monde.

En été, j'allais toujours pieds nus. Les éclaireurs consciencieux ne devraient jamais porter de chaussures.

Ainsi, mes pas dans le ghetto faisaient aussi peu de bruit que le tai chi shuan, discipline interdite à l'époque et que quelques acharnés pratiquaient en cachette avec un silence terrifié.

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