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Mes parents ont toujours l'air accablé, mes deux aînés regardent les choses avec étonnement.

La théine est en train de provoquer des feux d'artifice dans mon crâne. Sans en rien laisser paraître, je suis folle d'excitation. Tout me semble grandiose, à commencer par moi. Les idées jouent à la marelle à l'intérieur de ma tête.

Je ne me rends pas compte que cette extase n'est pas appropriée à la situation. Je suis en décalage par rapport à la Chine de la Bande des Quatre. Ce décalage va durer trois ans.

La voiture arrive au ghetto de San Li Tun. Le ghetto est entouré de murs élevés, les murs sont entourés de soldats chinois. Les bâtiments ressemblent à des prisons. Un appartement du quatrième étage nous est attribué. Il n'y a pas d'ascenseur et les huit volées d'escalier ruissellent d'urine.

Nous montons les bagages. Ma mère pleure. Je comprends qu'il ne serait pas de bon ton de montrer ma crise d'euphorie. Je la garde pour moi.

Par la fenêtre de ma nouvelle chambre, la Chine est laide à rire. J'ai pour le ciel un regard de condescendance. Je joue au trampoline sur le lit.

«Le monde est tout ce qui a lieu», écrit Wittgenstein.

D'après le journal chinois, avaient lieu à Pékin toutes sortes de choses édifiantes.

Aucune n'était vérifiable.

Chaque semaine, les valises diplomatiques apportaient aux ambassades les journaux nationaux: les passages consacrés à la Chine donnaient l'impression de concerner une autre planète.

Une circulaire à tirage restreint était distribuée aux membres du gouvernement chinois et, par un aberrant souci de transparence, aux diplomates étrangers: elle émanait du même organe de presse que Le Quotidien du Peuple et contenait des nouvelles qui n'avaient strictement rien à voir. Ces dernières étaient assez peu triomphalistes pour être vraies, sans que l'on pût conclure à leur exactitude: sous la Bande des Quatre, les fabricants de versions diverses s'y perdaient eux-mêmes.

Pour la communauté étrangère, il était difficile de s'y retrouver. Et bien des diplomates disaient qu'en fin de compte ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait en Chine.

Aussi les rapports qu'ils devaient écrire à leur ministère furent-ils les plus beaux et les plus littéraires de leur carrière. De nombreuses vocations d'écrivain naquirent à Pékin sans qu'il faille y chercher d'autre explication.

Si Baudelaire avait pu savoir que «n'importe où hors du monde» trouverait une illustration en cette accumulation chinoise de vrai, de faux et de ni vrai ni faux, il ne l'eût pas désiré avec tant d'ardeur.

A Pékin, en 1974, je ne lisais ni Wittgenstein, ni Baudelaire, ni le Renmin Ribao.

Je lisais peu: j'avais beaucoup trop à faire. La lecture, c'était bon pour ces désœuvrés qu'étaient les adultes. Il fallait bien qu'ils s'occupent.

Moi, j'avais des fonctions importantes.

J'avais un cheval qui prenait les trois quarts de mon temps.

J'avais des foules à éblouir.

J'avais une image de marque à préserver.

J'avais une légende à construire.

Et puis, surtout, il y avait la guerre: la guerre épique et terrible du ghetto de San Li Tun.

Prenez une ribambelle d'enfants de toutes les nationalités: enfermez-les ensemble dans un espace exigu et bétonné. Laissez-les libres et sans surveillance.

Ceux qui supposent que ces gosses se donneront la main avec amitié sont de grands naïfs.

Notre arrivée coïncida avec une conférence au sommet où il fut décrété que la fin de la Deuxième Guerre mondiale avait été bâclée.

Tout était à refaire, étant entendu que rien n'avait changé: les méchants n'avaient jamais cessé d'être les Allemands.

Et les Allemands n'étaient pas ce qui manquait à San Li Tun.

En outre, la dernière guerre mondiale avait manqué d'envergure; cette fois-ci, l'armée des Alliés compterait toutes les nationalités possibles, y compris des Chiliens et des Camerounais.

Mais ni Américains ni Anglais.

Racisme? Non, géographie.

La guerre était circonscrite au ghetto de San Li Tun.

Or, les Anglais résidaient à l'ancien ghetto qui s'appelait Wai Jiao Ta Lu. Et les Américains vivaient tous ensemble dans leur compound particulier, autour de leur ambassadeur, un certain George Bush.

L'absence de ces deux nations ne nous dérangea pas le moins du monde. On pouvait se passer des Américains et des Anglais. En revanche, on ne pouvait pas se passer des Allemands.

La guerre commença en 1972. C 'est cette année-là que j'ai compris une vérité immense: sur terre, personne n'est indispensable, sauf l'ennemi.

Sans ennemi, l'être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d'ennui.

L'ennemi, c'est le Messie.

Sa simple existence surfit à dynamiser l'être humain.

Grâce à l'ennemi, ce sinistre accident qu'est la vie devient une épopée.

Ainsi, le Christ avait raison de dire: «Aimez vos ennemis.»

Mais il en tirait des corollaires aberrants: il fallait se réconcilier avec son ennemi, tendre la joue gauche, etc.

C'est malin! Si l'on se réconcilie avec son ennemi, il cesse d'être son ennemi.

Et s'il n'y a plus d'ennemi, il faut s'en trouver un autre: tout est à recommencer.

Comme quoi ça n'avance à rien.

Donc, il faut aimer son ennemi et ne pas le lui dire. Il ne faut en aucun cas envisager une réconciliation.

L'armistice est un luxe que l'être humain ne peut pas se permettre.

La preuve, c'est que les périodes de paix aboutissent toujours à de nouvelles guerres.

Tandis que les guerres se soldent généralement par des périodes de paix.

Comme quoi la paix est nuisible à l'homme, alors que la guerre lui est bénéfique.

Il faut donc accepter les quelques nuisances de la guerre avec philosophie.

Aucun quotidien, aucune agence de presse, aucune historiographie n'a jamais mentionné la guerre mondiale du ghetto de San Li Tun, qui dura de 1972 à 1975.

C'est ainsi que, dès mon plus jeune âge, j'ai su à quoi m'en tenir quant à la censure et à la désinformation.

Car enfin, peut-on trouver dérisoire un conflit de trois années, auquel prirent part des dizaines de nations, et au cours duquel des atrocités aussi épouvantables furent perpétrées?

Prétexte à ce silence des médias: la moyenne d'âge des combattants avoisinait les dix ans. Les enfants seraient-ils donc étrangers à l'Histoire?

Suite à la conférence internationale de 1972, un mouchard fit part aux adultes de la guerre qui allait commencer.

Les parents comprirent que la tension belliqueuse était trop forte et qu'ils ne pourraient empêcher le conflit imminent.

Cependant, une nouvelle guerre contre les Allemands eût eu des répercussions insoutenables sur les relations avec les Teutons adultes. A Pékin, les pays non communistes devaient se serrer les coudes.

Une délégation parentale vint donc imposer ses conditions: «Oui à la guerre mondiale, puisqu'elle est inévitable. Mais aucun Allemand de l'Ouest ne pourra être tenu pour ennemi.»

Cette clause ne nous dérangea pas le moins du monde: les Allemands de l'Est étaient bien assez nombreux pour nous servir d'adversaires.

Or, les adultes voulaient plus: ils exigeaient que les Allemands de l'Ouest fussent incorporés dans l'armée des Alliés. Nous ne pûmes nous y résoudre. Nous acceptions de ne pas les démolir, mais lutter à leurs côtés nous eût paru contre nature. D'ailleurs, les enfants d'Allemagne de l'Ouest n'y consentirent pas davantage: faute d'ennemi, les malheureux en furent réduits à la neutralité. Ils s'ennuyèrent à périr.

(A l'exception de quelques petits traîtres qui passèrent à l'Est: singulières défections qui n'ont jamais été mentionnées.)

Ainsi, dans l'esprit des grands, la situation était régularisée: la guerre des enfants était une guerre contre le communisme. J'atteste qu'aux yeux des enfants, ce ne fut jamais le cas. Pour jouer le rôle des méchants, seuls les Allemands nous enthousiasmaient. La preuve en est que nous n'avons jamais combattu les Albanais ou autres Bulgares de San Li Tun. Ces quantités négligeables restèrent hors jeu.

Pour les Russes, la question ne se posa pas: ils avaient eux aussi leur compound particulier. Les autres pays de l'Est résidaient à Wai Jiao Ta Lu, à l'exception des Yougoslaves, que nous n'avions aucune raison de tenir pour ennemis, et des Roumains, que les adultes nous contraignirent à enrôler, tant il était de bon ton, à cette époque, d'avoir des amis roumains.

Ce furent les seules incursions des parents dans notre déclaration de guerre. Je tiens à souligner combien elles nous parurent artificielles.

En 1974, j'étais la benjamine des Alliés, avec mes sept ans. Le doyen, qui en avait treize, me faisait l'effet d'un vieillard. L'essentiel de nos effectifs était français, mais le continent le mieux représenté était l'Afrique: Camerounais, Maliens, Zaïrois, Marocains, Algériens, etc., emplissaient nos bataillons. Il y avait aussi les Chiliens, les Italiens et ces fameux Roumains que nous ne pouvions pas sentir, parce qu'ils nous avaient été imposés et qu'ils ressemblaient à une délégation officielle.

Les Belges étaient limités à trois: mon frère André, ma sœur Juliette et moi. Il n'y avait pas d'autres enfants de notre nationalité. En 1975 arrivérent deux exquises petites Flamandes, mais elles étaient désespérément pacifistes: nous ne pûmes rien en tirer.

Au sein de l'armée se constitua dès 1972 un noyau dur de trois pays indéfectibles tant en amitié qu'au combat: les Français, les Belges et les Camerounais. Ces derniers portaient des prénoms ahurissants, avaient de grosses voix et riaient tout le temps: ils étaient adorés. Les Français nous paraissaient pittoresques: ils nous demandaient avec une réelle candeur de parler en belge, ce qui nous faisait rigoler, et ils mentionnaient souvent un inconnu dont le nom – Pompidou – déclenchait mon hilarité.

Les Italiens étaient le meilleur ou le pire: ils comptaient autant de poltrons que de braves. Et encore: l'héroïsme de ces braves obéissait à leurs sautes d'humeur. Les plus téméraires pouvaient se révéler les plus lâches dès le lendemain de leurs exploits. Parmi eux, il y avait une mi-Italienne mi-Egyptienne du nom de Jihan: à douze ans, elle mesurait 1,70 mètre et pesait 65 kilos. Compter ce monstre parmi nos rangs était un atout: à elle seule, elle pouvait faire décamper une patrouille allemande, et c'était un spectacle que de voir ce corps distribuer les coups. Mais sa terrifiante croissance lui avait déréglé le caractère. Les jours où Jihan grandissait, elle était inutilisable et infréquentable.

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