J'avais beau être déjà au courant de mon erreur, je ne pus en tolérer les conséquences. En outre, je trouvais qu'on m'envoyait trop vite la note de frais: je n'avais même pas eu le temps de savourer mes torts.
Je sautai à pieds joints dans la gadoue pour poursuivre la belle.
– Et toi, Elena, tu m'aimes?
Elle me regarda, l'air poli et absent, ce qui constituait une réponse éloquente, et continua à marcher.
Je le ressentis comme une gifle. Mes joues cuisaient de colère, de désespoir et d'humiliation.
Il arrive que l'orgueil fasse perdre le sens de la dignité. Quand s'y ajoute un amour fou et bafoué, cette débâcle peut prendre des proportions terribles.
D'un bond dans la boue, je rejoignis ma bien-aimée.
– Ah non! C'est trop facile! Si tu veux me faire souffrir, il faut que tu me regardes souffrir.
– Pourquoi? C'est intéressant? dit la voix d'hermine.
– Ce n'est pas mon problème, ça. Tu m'as demandé de souffrir, alors tu me regardes souffrir.
– Je t'ai demandé quelque chose? fit-elle, neutre comme la Suisse.
– C'est le comble!
– Pourquoi tu parles si fort? Tu veux que tout le monde t'entende?
– Oui, je le veux!
– Ah bon.
– Oui, je veux que tout le monde sache.
– Que tout le monde sache que tu souffres et qu'il faut te regarder souffrir?
– Voilà!
– Ah.
Son indifférence absolue était inversement proportionnelle à l'intérêt croissant des enfants pour notre manège. Un petit cercle se formait autour de nous.
– Arrête de marcher! Regarde-moi!
Elle s'arrêta et me regarda, l'air patient, comme on regarde un pauvre qui va faire son numéro.
– Je veux que tu saches et je veux qu'ils sachent. J'aime Elena, alors je fais ce qu'elle me demande jusqu'au bout. Même quand ça ne l'intéresse plus. Quand j'ai eu la syncope, c'est parce qu'Elena m'avait demandé de courir sans arrêt. Et elle l'a demandé parce qu'elle savait que j'avais de l'asthme et parce qu'elle, savait que je lui obéirais. Elle voulait que je me sabote mais elle ne savait pas que j'irais si loin. Parce que là, si je vous raconte tout ça, c'est aussi pour lui obéir. Pour être complètement sabotée.
Les plus petits des enfants n'avaient pas l'air de comprendre mais les autres comprenaient. Ceux qui m'aimaient bien me regardaient avec affliction.
Elena regarda sa jolie montre.
– La récréation est presque finie. Je retourne en classe, dit-elle comme une enfant parfaite.
Les spectateurs souriaient. Ils avaient l'air de trouver ça plutôt comique. Par chance, ils n'étaient «que» trente ou trente-cinq, soit un tiers des élèves. C'eût pu être pire.
J'avais quand même réussi un sacré sabotage.
Mon délire dura encore une heure environ. Je ressentais une incompréhensible fierté.
Ensuite, cet orgueil déclina très vite.
A quatre heures, le souvenir du matin ne m'inspirait plus que consternation.
Le soir même, j'annonçai à mes parents que je voulais quitter la Chine au plus tôt.
– Nous en sommes tous là, dit mon père.
Je faillis répondre: «Oui, mais moi j'ai de bonnes raisons pour ça.» J'eus l'heureuse intuition de couper cette réplique.
Mon frère et ma sœur n'avaient pas assisté à l'affaire. On se contenta de leur raconter que leur petite sœur s'était donnée en spectacle, ce qui ne les traumatisa pas.
Bientôt, mon père apprit son affectation à New York. Je rendis grâce à Christophe Colomb.
Il fallut encore attendre jusqu'à l'été.
Je vécus ces quelques mois dans l'opprobre. Cette honte était exagérée: les enfants avaient très vite oublié ma scène.
Mais Elena s'en souvenait. Quand son regard croisait le mien, j'y lisais une distance narquoise qui me suppliciait.
Une semaine avant notre départ, il fallut cesser la guerre contre les Népalais.
Cette fois, les parents n'y furent pour rien.
Lors d'un combat, un Népalais sortit de sa poche un poignard.
Jusqu'alors, nous nous étions battus avec notre corps – aussi bien le contenant que le contenu. Nous n'avions jamais utilisé des armes.
L'apparition de la lame provoqua sur nous un effet comparable aux deux bombes atomiques sur le Japon.
Notre général en chef commit l'inconcevable: il se promena à travers tout le ghetto en brandissant un drapeau blanc.
Le Népal accepta la paix.
Nous quittions la Chine juste à temps.
Passer sans transition de Pékin à New York eut raison de mon équilibre mental.
Mes parents perdirent le sens commun. Ils gâtèrent leurs enfants jusqu'à la démesure. J'adorais ça. Je devins odieuse.
Au Lycée français de New York, dix petites filles tombèrent folles amoureuses de moi. Je les fis souffrir abominablement.
C'était merveilleux.
Il y a deux ans, les hasards de la diplomatie mirent en présence mon père et le père d'Elena, lors d'une mondanité tokyoïte.
Effusions, échange de souvenirs du «bon vieux temps» à Pékin.
Politesses d'usage:
– Et vos enfants, cher ami?
Au détour d'une lettre distraite de mon père, j'appris qu'Elena était devenue une beauté fatale. Elle étudiait à Rome, où d'innombrables malheureux parlaient de se suicider pour elle, si ce n'était déjà fait.
Cette nouvelle me mit d'excellente humeur.
Merci à Elena, parce qu'elle m'a tout appris de l'amour.
Et merci, merci à Elena, parce qu'elle est restée fidèle à sa légende.