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– Tu ne vois pas que j'ai du travail? répondis-je, aussi désagréable que possible.

– Il y a bien assez d'autres enfants pour le faire, dit-elle en désignant la multitude de gosses qui sarclaient la glace autour de moi.

– Je ne suis pas une sainte-nitouche, moi. J'aurais honte de ne rien faire.

J'avais surtout honte de dire une chose pareille, mais c'était la consigne.

Silence. Je repris le dur labeur.

Elena réussit alors un coup de théâtre.

– Donne-moi la pioche, dit-elle.

Eberluée, je la regardai sans rien dire.

Elle s'empara de mon outil, le hissa en l'air au prix d'un effort pathétique et le cala sur le sol. Puis elle fit mine de recommencer.

Il me semblait n'avoir jamais vu sacrilège aussi insoutenable.

Je lui arrachai l'instrument et lui ordonnai d'une voix très dure:

– Non! Pas toi!

– Pourquoi? demanda l'hermine avec une expression angélique.

Je ne répondis rien et je piochai, le nez par terre. Ma bien-aimée s'en alla à pas lents, très consciente d'avoir marqué un point.

L'école rendait la guerre encore plus cathartique.

La guerre servait à démolir l'ennemi, et donc à ne pas se démolir soi-même.

L'école servait à régler ses comptes avec les Alliés.

Ainsi, la guerre servait à vidanger l'agressivité sécrétée par la vie.

Et l'école servait à épurer l'agressivité sécrétée par la guerre.

Moyennant quoi, nous étions très heureux.

Mais l'affaire Werner provoqua des remous parmi les adultes.

Les parents d'Allemagne de l'Est firent savoir aux parents des Alliés que cette fois, leurs enfants étaient allés trop loin.

Puisqu'ils ne pouvaient exiger le châtiment des coupables, ils réclamaient l'armistice. Faute de quoi s'ensuivraient «des représailles diplomatiques».

Nos parents leur donnèrent raison immédiatement. Nous eûmes honte pour eux.

Une délégation adulte vint admonester nos généraux. Elle allégua que la guerre froide n'était pas compatible avec notre guerre brûlante. Il fallait arrêter.

Il n'y avait pas de discussion possible. C'étaient les parents qui possédaient la nourriture, les lits et les voitures. Pas moyen de désobéir.

Nos généraux eurent néanmoins le cran de faire valoir que nous avions besoin d'ennemis.

– Pourquoi?

– Mais pour la guerre!

Nous n'en revenions pas que l'on pût poser une question aussi tautologique.

– Vous avez vraiment besoin de guerre? demandèrent les adultes avec un air accablé.

Nous comprîmes à quel point ils étaient dégénérés et nous ne répondîmes pas.

De toute façon, aussi longtemps que durerait le gel, les hostilités seraient suspendues.

Les parents crurent que nous avions signé l'armistice. En fait, nous attendions la débâcle.

L'hiver fut une épreuve.

Epreuve pour les Chinois qui crevaient de froid – ce qui, il faut l'avouer, ne préoccupait pas les enfants de San Li Tun.

Epreuve pour les enfants de San Li Tun condamnés à piocher la glace du ghetto pendant leur temps libre.

Epreuve pour notre agressivité contenue jusqu'au printemps: la guerre nous apparaissait comme un Graal. Mais la couche de neige gelée à déblayer augmentait chaque nuit et nous avions l'impression de nous éloigner du mois de mars. On eût pu croire que piocher assouvissait notre soif de violence: au contraire. C'était de l'huile sur le feu. Certains blocs de glace étaient si durs que, pour nous donner plus de force, nous imaginions que nous abattions les pics sur de la chair allemande.

Epreuve pour moi, enfin, sur tous les fronts de mon amour. Je respectais la consigne à la lettre et j'étais vis-à-vis d'Elena aussi froide que cet hiver pékinois.

Or, plus je collais à la consigne, plus la petite Italienne me couvait de son grand regard tendre. Oui, tendre. Je n'eusse jamais imaginé qu'elle pût avoir cette expression un jour. Et pour moi!

Je ne pouvais pas savoir qu'elle et moi appartenions à deux espèces différentes. Elena faisait partie de ceux qui aiment davantage quand on leur bat froid. Moi, c'était le contraire: plus je me sentais aimée, plus j'aimais.

Certes, je n'avais pas attendu que la belle me regardât avec tendresse pour tomber amoureuse d'elle. Mais ses nouvelles dispositions à mon endroit décuplaient ma passion.

Et j'en arrivais à délirer d'amour. La nuit, dans mon lit, je revoyais les yeux doux qui m'avaient caressée et j'atteignais un état hybride, mi-tremblement mi-pâmoison.

Je me demandais ce que j'attendais pour céder. Je ne doutais plus de son amour. Il ne me restait qu'à y répondre.

Je n'osais pas. Je sentais que ma passion avait pris des proportions formidables. La déclarer m'entraînerait très loin: il y faudrait plus que du langage, il y faudrait cet au-delà devant lequel j'étais démunie à force de ne pas comprendre – à force d'entrevoir sans comprendre.

Et je m'en tenais à la consigne qui était de plus en plus pénible, mais dont le mode d'emploi ne posait pas mystère.

Et les œillades d'Elena se faisaient de plus en plus insistantes, de plus en plus déchirantes, car moins un visage est conçu pour la douceur, plus sa douceur sera confondante – et la douceur de ses yeux sagittaires et la douceur de sa bouche de peste me congestionnaient.

Du coup, j'éprouvais le besoin de me blinder davantage, et je devenais glaciale et coupante comme la grêle – et le regard de la belle se veloutait de tendresse aimante.

C'était insoutenable.

Comble de cruauté, la neige.

La neige, qui avait beau être laide et grise comme la Cité des Ventilateurs, n'en était pas moins de la neige.

La neige, dans laquelle mes tâtonnements analphabètes avaient vu l'image de l'amour par excellence, ce qui n'était certainement pas gratuit.

La neige, pas innocente du tout sous sa béatitude candide.

La neige, où je lisais des questions qui me donnaient très chaud et puis très froid.

La neige, sale et dure, que je finissais par manger dans l'espoir d'y trouver une réponse, en vain.

La neige, eau éclatée, sable de gel, sel non pas de la terre, mais du ciel, sel non salé, au goût de silex, à la texture de gemme pilée, au parfum de froidure, pigment du blanc, seule couleur qui tombe des nuages.

La neige qui amortit tout – les bruits, les chutes, le temps – pour mieux mettre en valeur les choses éternelles et immuables comme le sang, la lumière, les illusions.

La neige, premier papier de l'Histoire, sur lequel furent écrites tant de traces de pas, tant de poursuites sans merci, la neige qui fut donc le premier genre littéraire, immense livre à fleur de terre où il n'était question que de pistes de chasse ou de l'itinéraire de son ennemi, sorte d'épopée géographique qui donnait au moindre signe une valeur d'énigme – ce pied-là était-il celui de son frère ou du meurtrier de son frère?

De ce bouquin kilométrique et inachevé, qui pourrait s'intituler Le Plus Vaste Livre du monde, il ne nous est resté aucun fragment – c'est le contraire de la bibliothèque d'Alexandrie: tous les textes ont fondu. Mais il a dû nous en demeurer une lointaine réminiscence qui resurgit à chaque nouvelle neige, sorte d'angoisse de la page blanche qui donne une terrible envie de fouler les espaces encore vierges, et instinct d'exégète dès que l'on croise la trace d'un autre.

Au fond, c'est la neige qui a inventé le mystère. Par le fait même, c'est elle qui a inventé la poésie, l'estampe, le point d'interrogation – et ce grand jeu de piste qu'est l'amour.

La neige, faux linceul, grand idéogramme vide où je décryptais l'infini des sensations que je voulais offrir à ma bien-aimée.

Je ne me préoccupais pas de savoir si mon désir inconnu était pur ou impur.

Je sentais seulement que cette neige rendait Elena encore plus irrésistible, le mystère encore plus frissonnant et la consigne encore plus insupportable.

Jamais printemps ne fut aussi guetté.

Il faut se méfier des fleurs.

Surtout à Pékin.

Mais le communisme était pour moi une affaire de ventilateurs, et l'épisode des Cent Fleurs m'était aussi inconnu que Hô Chi Minh ou Wittgenstein.

De toute façon, avec les fleurs, les avertissements ne servent à rien: on tombe toujours dans le panneau.

Qu'est-ce qu'une fleur? Un sexe géant qui s'est mis sur son trente et un.

Cette vérité est sue depuis longtemps; ce qui n'empêche pas les grands dadais que nous sommes de parler de la délicatesse des fleurs avec mièvrerie. On va jusqu'à dire des soupirants niais qu'ils sont fleur bleue: c'est aussi incongru et inadéquat que de les déclarer «sexe bleu».

A San Li Tun, il y avait très peu de fleurs, et elles étaient moches.

Mais c'étaient quand même des fleurs.

Les fleurs de serre sont belles comme des mannequins, mais elles n'ont pas d'odeur. Les fleurs du ghetto paraissaient fagotées: certaines étaient aussi vilaines que des paysannes allant à la métropole, d'autres étaient aussi inélégantes que des citadines à la campagne. Toutes semblaient à côté de la question.

Pourtant, si l'on enfouissait son nez en leur corolle, si l'on fermait les yeux et se bouchait les oreilles, on avait envie de pleurer – que peut-il donc y avoir, au fond des fleurs les plus quelconques, au parfum banalement agréable, que peut-il donc y avoir de si déchirant, pourquoi cette nostalgie de souvenirs qui ne sont pas les siens, de jardins qu'on n'a jamais connus, de beautés impériales dont on n'a jamais entendu parler? Par quelle conséquence la Révolution culturelle n'a-t-elle pas interdit aux fleurs de sentir la fleur?

A l'ombre du ghetto en fleurs, la guerre put enfin recommencer.

Ce fut la débâcle, dans tous les sens du ternie.

En 1972, les adultes avaient récupéré notre guerre. Ce qui nous indifféra profondément.

Au printemps 1975, ils la sabotèrent. Ce qui nous écœura.

A peine la glace avait-elle fondu, à peine nos travaux forcés étaient-ils terminés, à peine avions-nous repris le combat, avec extase et frénésie, que les parents offusqués vinrent jouer les rabat-joie:

– Et l'armistice?

– Nous n'avons jamais rien signé.

– Parce qu'il vous faut des signatures? Très bien. Nous nous en occupons.

Ce fut un cauchemar du dernier grotesque.

Les adultes dactylographièrent un traité de paix amphigourique à souhait.

Ils convoquèrent les généraux des camps adverses à une «table de négociations» où il n'y eut rien à négocier. Ils lurent à haute voix le texte français et le texte allemand: nous ne comprimes aucun des deux.

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