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Jeanne et les enfants ont repris leurs quartiers habituels. Non sans mal. Tom, Héloïse et Paul ont flairé leurs chambres comme des chiens sachant chasser, et ont aussitôt repéré la venue d'intrus. Ils ont établi une liste minutieuse des objets dérangés ou brisés. Chacun a porté plainte auprès de son parent respectif.

Pour Tom, la question a été réglée au plus vite: fraternité oblige, même s'il faut l'imposer. Le linge sale se lave en famille.

De l'autre côté, l'affaire est plus cqmpliquée: il y a victime.

Deux jours après la reprise du travail, Paul émet encore des ondes indiquant un trouble persistant. Il y a eu conciliabule dans sa chambre, dont les deux acteurs principaux – sa mère et lui-même – sont ressortis la mine basse. Le résultat des chuchotements se décrypte à livre ouvert. Paul, qui n'a rien dit, attend qu'on parle pour lui.

«Victor et ses copains sont venus? demande Jeanne, à l'orée du dîner.

– Oui.

– Ils sont allés dans les chambres des enfants?

– Oui.

– Ils ont cassé deux voitures de collection chez

Paul. Il y tenait beaucoup.

– On les réparera.

– Je ne veux plus qu'ils entrent chez mes enfants.»

La tension grimpe. S'il voulait l'arrêter, il lui suffirait de ne pas répondre. Mais il demande:

«Où doit-il aller?

– Chez son frère.

– Pourquoi?

– Parce que c'est son frère.»

Les deux voitures cassées ouvrent une crevasse reconnue par tous, masquee aussi minutieusement que possible, apparaissant peu à peu dans sa honteuse béance: qui est à qui, qui donne à qui, qui prend à qui, qui partage avec qui. Les enfants sèment des cailloux noirs sur un chemin délétère. Il y a du linge sale, mais il n'y a pas de famille. Et une œuvre à construire que Pap' comme Jeanne veulent absolument parfaite: le bonheur des enfants. A cela, ils le savent, aucun des deux ne sacrifiera jamais rien.

«Ils doivent savoir combien nous les aimons, dit Jeanne.

– S'ils exigent une seule preuve qui va contre nous et si nous la leur donnons, ils en demanderont une deuxième, puis une troisième, et ils nous feront nous quitter.

– Pourquoi aller jusque-là?

– Parce que ce sera la preuve ultime.»

«Alors mettons une serrure sur la porte des chambres.

– Je ne veux pas de serrure ici.

– C'est trop petit-bourgeois pour tes conceptions?

– Les territoires se partagent. Ils ne se gardent pas.

– Ils se respectent, aussi.

– Les enfants ne le savent pas.

– Apprends-leur.»

«Victor pourrait s'excuser.

– Victor ne s'excusera pas.

– Demande-le-lui.

– Non.

– Il serait humilié?

– Ce n'est pas dans nos habitudes.

– Vos habitudes ne sont pas les nôtres.»

Les différences, désormais, sont trop grandes. Celles des adultes leur conviennent: ils s'aiment aussi pour cela. Hélas, elles les empêchent de découvrir puis de tenir un langage commun face aux enfants. Lesquels apprécient ces différences en termes de moins et de plus ce qui, équation mathématique oblige, ne peut se traduire que par des déficits. La maison commune est comme une tirelire à trois fentes dépourvue de pot commun.

Les tensions entre les membres de la bande des Quatre, insoupçonnables lors de l'arrivée de Tom, se dessinent peu à peu. Les caractères s'affirment, les chemins divergent.

Vivant désormais sous le même toit, les Jumeaux construisent des univers plus personnels. Ils partagent de moins en moins leurs chambres. Et donc leurs jeux. Ils ne chahutent plus ensemble. Ils deviennent adversaires dans le silence: pas de rixes, de violences ou d'oppositions frontales; mais une défiance nouvelle, des regards obliques, des coups d' œil entendus entre chacun d'eux et son parent respectif. L'un travaille mieux que l'autre en classe. L'un a de la musique dans sa chambre et pas l'autre. L'un a des rollers plus récents, l'autre un ordinateur, celui-ci la montre dont rêve celui-là, l'un son père à la maison, l'autre sa mère à la maison.

«Ils ont grandi, commente Jeanne. Imaginons qu'ils se rencontrent aujourd'hui dans une cour de récréation: ils ne se choisiraient sans doute pas.»

Si les deux garçons étaient frères, les parents ne s'alarmeraient pas. Ils saisiraient les deux enfants par le col et leur enjoindraient de s'entendre. Ou encore, ils prendraient des mesures qui ne les culpabiliseraient pas eux-mêmes. Ils pourraient aussi s'accorder sur le point de vue qu'il ne cesse de défendre, mais que Jeanne n'entend pas: Laissons-les faire, c'est leur problème.

Elle considère que c'est d'abord le sien. Au point que son humeur dépend désormais à peu près exclusivement des notes obtenues par son fils en classe, du nombre de ses copains, de sa bonne ou de sa mauvaise fortune. Celle d'Héloïse varie selon celle de sa mère. Les autres comptent pour du beurre.

Le soir, Jeanne entre désormais dans la chambre de Paul avant même de voir quiconque, ouvre le carnet de correspondance et entame le grand marathon des leçons et des devoirs. Paul a baissé en classe. Jeanne y voit la conséquence de l'arrivée de Tom et du comportement trop exclusif de son père. Le virus du remords se développe à toute allure. Elle le combat chaque soir, inlassablement, en faisant ânonner, réciter, répéter son fils. Lorsqu'elle quitte sa chambre, Héloïse la happe. Pourquoi ne donnerait-elle pas à sa fille ce qu'elle offre à son garçon? Parfois, ils se bouclent tous les trois dans la chambre de l'un ou de l'autre tandis que Tom et Pap' restent ensemble, ailleurs dans la maison.

Où il découvre une vérité nouvelle qui l'effraie: les familles recomposées ne se recomposent bien que lorsque chacun de ses membres le veut bien.

«Quand nous nous sommes installés chez toi…»

Il la coupe:

«… Ce n'est pas chez moi.

– Au mieux, chez toi et chez moi. Pas chez nous.»

Elle ajoute:

«Je n'ai jamais aimé cette maison.»

Et reprend:

«Quand nous sommes arrivés, je me partageais comme je le pouvais entre mon travail, mes enfants et toi. Alors que depuis que Tom est là, tu ne travailles plus et tu délaisses mes enfants… J'aurais dû faire comme toi.»

Un soir, il entre dans la chambre d'Héloïse. Le cadre qui enfermait la photo d'elle et de Tom contient désormais un autre cliché. La partition s'achève.

Au fil des jours, le péril grandit en la demeure. Les batailles se multiplient. Elles sont comme des escarmouches masquant le véritable terrain des opérations. Le sel, le poivre, les courses et les grains de sable de la vie quotidienne enraient une mécanique rongée au cœur. Ils sonr fatigués. Certes, partout ailleurs, l'humanité conjugale se divise sur les mêmes questions: se plaint de trop en faire, passer l'éponge, descendre les poubelles, débarrasser la table, chercher l'objet perdu, laisser traîner les affaires, jamais ranger, faire du bruit… Mais généralement, il ne s'agit ni plus ni moins qu'une question de ménage, chacun balayant finalement pas si mal devant sa porte.

Eux se sont beaucoup battus. Ni le reup, ni la reum, ni le chômage, ni le lasso des événements n'ont eu leur peau. Mais si les enfants, à leur tour, enfoncent leurs clous, ils finiront par abattre un mur délabré. Alors, la si belle histoire se brisera sur la seule arête saillante qu'ils refusent tous deux d'enfouir, qui détruira tout, y compris eux-mêmes. Chacun défend ce qu'il croit devoir défendre.

Du haut de sa digue, Pap' observe, démuni, le triste spectacle de la marée montante.

La maison prend l'eau.

Il l'emmène un soir dans ce restaurant où ils avaient dîné la veille de leur première nuit. Dans le quartier des théâtres, à Montparnasse. Les bougies font toujours danser les yeux des femmes. Son regard est aussi profond que par le passé. Elle porte une alliance désormais, ses cheveux noirs sont à peine plus longs que naguère.

Il commande à boire, une coupe de champagne pour elle, un verre de bordeaux pour lui. Ils choquent leur verre doucement l'un contre l'autre.

Il va pour parler. Elle pose son doigt sur ses lèvres, comme elle faisait huit ans auparavant lorsqu'il la rejoignait chez elle, à l'autre bout de Paris, dans une maison où dormaient des enfants, de tout petits enfants.

«J'ai un secret pour toi.»

Son visage a perdu la gravité des jours passés, le masque immobile des chagrins enfouis. Il s'ouvre même sur un sourire doré, pailleté, joyeux. Elle le regarde avec une sorte d'amusement moqueur.

«Un secret pour nous.»

Il attend. Elle pose ses mains sur ses avant-bras, baisse son visage vers le sien et murmure: «Je suis enceinte.»

Il ne bouge pas d'un centimètre.

«Qu'est-ce que ça te fait?»

«Un coup», pense-t-il.

«Alors, qu'est-ce que ça te fait?

– On s'y attendait!» ment-il.

Il avait oublié la menace.

«On va avoir un enfant à nous!

– A nous», emboîte-t-il.

Il compte. Deux à elle, deux à lui, un à eux.

«Le Club des Cinq», murmure-t-il.

Sans compter le chat.

Il la regarde. Il voit la jeune fille d'il y a longtemps, le premier matin, quand elle était sur lui, le regard grand, et beau, et pur. Puis cette autre fois, à califourchon encore, quand elle avait dit: «J'obtiens toujours ce que je veux.»

Il pense: «Moi, j'obtiens toujours ce que je ne veux pas.»

Elle ne s'endort plus lovée contre lui, comme ils ont toujours fait, mais lui dans son dos, ses jambes enserrant les siennes.

Sa main repose désormais sur son ventre. Elle lui a dit:

«Ce sera une petite fille.»

Il pense qu'elle l'a tant attendue et depuis si longtemps.

Il se répète J'aime cette femme et j'ai été heureux avec elle comme avec nulle autre.

Il bouge doucement sa main sur sa peau, à la recherche d'une palpitation infinitésimale. Un cœur.

Il approche la bouche de sa clavicule et murmure:

«La mère de mon enfant.»

Il tourne la phrase sept fois dans sa bouche. La répète. Les prend contre lui, la phrase et la mère.

Et s'endort apaisé, ses lèvres embrassant, au creux du cou, la veinule de la vie.

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