Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Eh, mister Bushman, rentre donc dans ta savane!» chantait le patron.

Chacun y allait de sa contrepèterie. Moi, je voulais absolument en placer une moi aussi, alors je criai:

«Babushka, vieille babushka!»

Personne ne fit attention à mon jeu de mots godiche, car au même moment le docteur Soubise déplia ses ailes et nous cloua tous par un:

«Bushenwald!»

On ne pouvait trouver mieux.

Oncle Guillaume le tapota sur le bras et le docteur Soubise savoura ses lauriers dans la considération générale.

«Chapeau, mon garçon, fit oncle Guillaume. Belle vivacité d'esprit. On dirait moi, quand j'avais ton âge. Tout l'inverse de l'autre cé-o-ène – il n'est toujours pas arrivé, dites donc, ça fait deux fois qu'il rate la séance»

Nous comprimes qu'il parlait de l'oncle Abe.

«Si tu y tiens, je vais le chercher», proposa mon père.

Oncle Guillaume haussa les épaules.

«Oaf, pas la peine, juste que j'aurais bien aimé voir sa mauvaise tête. Je donne ma Volvo à couper qu'il aurait douté de la véracité de Nicole, de sa bonne foi, voire de sa santé mentale. La sainte femme! Imaginez la trouille qu'elle a eue, quand le masque de George W. Bush s'est dressé devant elle.

"Qui es-tu? bredouille-t-elle. Pourquoi t'acharnes-tu sur moi?

– Je connais un moyen de te faire entrer, tonne le masque.

– C'est mon désir le plus cher, dit Nicole.

– Alors fais ce que je te dis, et ton vœu sera exaucé."

Elle tremble, elle se demande ce que le masque va lui demander, elle sent qu'elle serait prête à beaucoup de choses pourvu qu'on lui donne la clé de l'énigme.»

Nous étions tous saisis par le suspense lorsque le patron intervint, un peu à contre-pied:

«Attends, onc' Guillaume. Comment peut-elle comprendre ce que dit le masque, puisqu'elle ne cause pas l'anglais?»

Oncle Guillaume s'étouffa.

«Comment?! Tu t'y mets, toi aussi? Non content que le sagouin ne soit pas là, tu veux sa place? Ou tu cherches peut-être à raconter à ta façon?

– Oh non, pas du tout, s'affola le patron, c'est juste tout ça, quoi.

– Tout ça quoi? explosa oncle Guillaume. Tu veux dire quoi par ce "quoi"?

– Euh, s'embrouillait le patron. Euh.» Oncle Guillaume fulminait.

«Ecoutez-moi bien, vous autres, si quelqu'un n'est pas content de l'art et de la manière, il n'a qu'à le dire et je lui laisse la parole!»

On se taisait dans nos verres vides. Le patron recula derrière son comptoir et fit semblant de s'intéresser au fonctionnement de son micro-ondes.

«Alors, personne? demanda oncle Guillaume, et son regard déshabilla notre âme.

– Tu racontes très bien, dit mon père.

– À la bonne heure, bougonna oncle Guillaume quand il se fut rassasié du malaise. Si Nicole comprend ce que lui raconte le masque… mais je me demande pourquoi je m'abaisse à l'expliquer à un public aussi peu imaginatif de là-dedans – si Nicole comprend, c'est que la communication entre eux n'est pas uniquement verbale, hein, incultes péquenauds, ils se sentent mutuellement, c'est l'instinct qui parle, le masque s'adresse directement à son entendement, mais ça, je ne sais pas si c'est suffisant comme explication pour vos petites vies.»

On l'écoutait avec le respect que l'on devait à sa moustache grise, un peu penauds qu'il nous remît à ce point dans les gonds. Il y avait désormais une ombre dans notre ambiance d'écoute festive: oncle Guillaume nous soupçonnait d'incrédulité, et ce soupçon nous pesait. Je songeai à l'oncle Abe. Il nous aurait bien dépannés s'il avait été là pour servir de paratonnerre. Ainsi toute créature, même la plus vile et laide, mérite une place sur notre Terre.

Sans faire de bruit, le patron remplit nos verres et glissa une pièce dans le juke-box. Sous le doux ronronnement de Brassens, oncle Guillaume se détendit un peu.

«Eh oui, dit-il en liquidant son verre – aussitôt rempli comme par magie -, il y a comme cela des phénomènes dans le monde qui sont difficilement analysables en termes matérialistes. On ne peut exclure toutefois que Nicole ait eu une vision, bien excusable compte tenu de son état de fatigue morale. Peu importe. Ce qui est important, en revanche, c'est qu'elle entend une voix qui lui dit:

"Embrasse le Seigneur et ton désir se réalisera."

Elle entend ça, Nicole, mais ce n'est pas le Seigneur que vous croyez. Le masque lui tend un petit drapeau, encadré sur un présentoir à bordure dorée, un vrai petit drapeau de là-bas, de grandes rayures rouges horizontales, comme les barreaux d'une cellule où les étoiles sur fond bleu forment une minuscule fenêtre.

"Juste un baiser", insiste le masque de sa voix rauque comme venue de sous une pyramide.

Nicole approche son visage et voit sur le drapeau de légères traces de gras; les lèvres de ceux qui l'ont précédée.

"Ils sont tous à l'intérieur, maintenant", dit le masque.

C'est effrayant. Nicole comprend qu'elle est face à un sorcier d'une puissance prodigieuse, peut-être même l'incarnation de la force obscure, ce souffle du mal qui dirige tous ces hommes de là-bas et les fait s'affairer au-delà du raisonnable.

Sa tête bourdonne comme mille essaims tandis que ses lèvres avancent, avancent encore, toujours plus près, son corps se tend vers l'infect bout de tissu. Le masque, lui, récite des chapelets où s'entrechoquent des noms de marques, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein, Donna Karan, Estée Lauder, Calvin Klein…

Elle est au bord du gouffre. Encore un peu et elle deviendra une esclave de la consommation, une zombie. Soudain… une voiture klaxonne dans l'avenue qui longe le magasin. Nicole lève les yeux. C'est une Peugeot. Ça fait tilt dans sa tête comme le chant du coq. Elle est sauvée, le charme est rompu.

"Vade retro, Satana, crie-t-elle au masque, jamais je ne m'abaisserai à embrasser le symbole de la domination mondiale!"

Le diable pousse un hurlement de grand brûlé et s'enfuit, ébouillanté.

Nicole est rentrée par le premier avion. Devant son air déterminé, les douaniers n'ont pu que s'incliner. Elle a eu beaucoup de chance. Avec ses économies, elle s'est acheté une 306 et une caravane. Pour elle, les prochaines vacances, c'est la Camargue.»

Oncle Guillaume se tut, enfila son imperméable et sortit sans un au revoir.

Nous restâmes silencieux quelque temps. Puis le facteur mit sa casquette:

«L'entrée du magasin, je crois savoir où elle est. Nicole n'a pas pensé au métro. Une entrée souterraine. Ce serait un peu comme le BHV à Paris.»

Nous le regardâmes, effrayés.

«C'est possible, dit mon père, mais surtout ne va pas le raconter à oncle Guillaume, on ne sait pas comment il pourrait le prendre. T'as vu comme il est nerveux?

– Grave, acquiesça le docteur Soubise. Si seulement le patron s'était abstenu de son commentaire déplacé.

– Ohé, doucement, s'énerva le patron, je n'ai rien dit de mal. Et si tu n'es pas content, le blanc-bec à sa maman, je ne te retiens pas chez moi. Et toi, le facteur, tu me dois une sacrée ardoise.»

Mon père se dépêcha de les calmer par des mots lisses mais nous quittâmes le bistrot avec un sentiment de malaise. Il y avait dans l'air une sourde menace de zizanie. Jamais le subtil équilibre de nos magnifiques soirées n'avait été à ce point compromis. Par la faute à qui? je vous le demande. Le patron, triste comme une clope mouillée, fit descendre son rideau métallique couvert de rouille. Ah si l'oncle Abe avait été là!

Le moustique

Le soleil revint pourtant sur notre île. Un jour, l'anticyclone sortit de derrière les nuages, le vent rangea ses monologues et nous échangeâmes nos blousons doublés contre de légères chemises sans manches. Il faisait chaud. Le climat de l'île voulait que la température montât à 35 °C dès qu'il y avait un rayon de soleil.

À notre passage la boulangère baissa son grand store blanc. Plus loin dans l'avenue, des détenus hurlaient dans la prison centrale. Je m'épongeai le front en observant WoIf: il se portait à merveille, à croire que les climats tropicaux étaient faits pour lui.

«Ils ne t'ont pas raté, mon pote, dit-il soudain. Tu te grattes pas trop la p'tite vérole?»

Je le regardai avec un ressentiment que je dissimulai fort bien. Il n'avait rien, lui, pas une piqûre. Son bronzage régulier donnait l'impression d'un banc fraîchement repeint. Je songeai à la fille, Stéphanie, que nous démarchions à tour de rôle. Avec mes boutons de moustique, je pouvais passer mon tour.

«Ton sang est empoisonné, dis-je à Wolf, c'est pour ça qu'ils ne te piquent pas.

– Non, mec. J'ai un blindage naturel qui leur casse le bec.»

Il fit jouer ses beaux muscles devant moi. J'eus soif d'une bonne grenadine morte.

Le patron avait installé un gros ventilateur sur le comptoir: oncle Guillaume était déjà là, dans sa chemise à carreaux vichy, avec nombre d'habitués. Devant chacun se dressait un verre appétissant rempli de choses jaunes. Au fond de la salle, à sa place habituelle, oncle Abe nous observait avec intérêt. Je lui fis un coucou de faux cul que je jugeai particulièrement réussi.

On eût dit que notre univers avait tourné sur lui-même comme la toupie des saisons pour revenir quelques mois en arrière, à l'époque où l'entente régnait sans ombrage. Mon père avait parlé avec chacun séparément, et le patron, se sentant peut-être davantage fautif que les autres – intéressé qu'il était par la présence régulière de consommateurs -, se démena pour remettre en marche la mécanique grippée. Il mit un coup de peinture aux murs, restaura le coin vélo en y épinglant de nombreuses photos nouvelles, et surtout garda une table spéciale, la plus belle de toutes avec son bandeau PMU, pour notre oncle Guillaume. Une pancarte «Réservé» y trônait en permanence.

Moi, ma contribution modeste mais néanmoins essentielle tenait à la présence de l'oncle Abe. Mon père, qui avait senti comme nous la force de cohésion que représentait ce sombre personnage, nous a demandé d'aller récupérer la tondeuse, tout en nous exhortant (sans nous regarder dans les yeux):

«Soyez un peu sympas avec lui. Après tout, il ne sait pas ce qu'il raconte. Il faut pardonner aux idiots.»

Je n'étais pas spécialement convaincu par l'argument, la mauvaise foi de l'oncle Abe me paraissait évidente – et l'avenir me donnerait raison – mais je comprenais que si quelqu'un pouvait le faire revenir au bistrot, ce serait nous, les cœurs purs. Peu d'êtres humains sont capables de résister à un enfant.

9
{"b":"88933","o":1}