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Oncle Guillaume montra son envie de reprendre l'histoire et nous nous calmâmes aussitôt.

« Nicole arrive donc à Oakland, banlieue de San Francisco, par un vol Air France, très fière de son initiative et minimisant les dangers. "C'est très exagéré", qu'elle se dit. "Les gens sont impressionnables, tout de même." "Comme si chez nous tout allait pour le mieux." Ce genre de discours, voyez.

Notre Candide commence à dessaouler après l'atterrissage. La réalité toute crue n'est pas une partie de plaisir. Les douaniers de là-bas sont d'une bêtise! d'une arrogance! "Souhaitez-vous la mort de notre président? demandent-ils. Avez-vous déjà commis un attentat?… menti à un détecteur de mensonges?… attrapé le sida?" Les questions stu-pides la font vaciller. Elle répond "non" tant qu'elle peut, Nicole, dans son anglais de fortune. Bon an mal an, on la laisse entrer. Le coup de tampon dans son passeport claque comme une cage que l'on ferme. L'oiseau est pris.

Après l'aéroport, ça se gâte, naturellement. Les dégâts culinaires, la graisse, les excès de calories – ce que l'on sait et dénonce depuis longtemps -, les inégalités sociales, la cherté de la vie, tout ça elle le voit de ses yeux, Nicole. Les mendiants dans les rues, les magasins de ventes d'armes, les condamnés à mort, elle revient sur Terre, notre voyageuse. Autour d'elle, le grouillement de la foule affairée, comme possédée par un démon qui se branle, des gens gigotant des jambes dans tous les sens, courir, courir, courir sans autre but que la course elle-même. Terrifiant. Elle ne sait plus où donner de la tête, elle se dit qu'elle aurait mieux fait de choisir la Birmanie.

Attendez, le pire est à venir. Au milieu d'un quartier populaire d'Oakland, elle tombe sur un grand, un très grand magasin. Tout en verre et acier dépoli, pureté des formes, design superbe, de grandes baies lumineuses aussi transparentes que des larmes de crocodile, et à l'intérieur – des objets par millions, des grandes marques, à des prix défiant toute concurrence. Vêtements, chaussures, lingerie, sacs, cosmétiques, produits ménagers, décoration, arts de la table… Impossible d'en faire la liste complète. Tout est de qualité luxe, tout est à moitié prix, que dis-je, au quart du prix que l'on voit chez nous. Promotions, promotions, promotions. Trois pour le prix d'un!… Une paire d'escarpins offerte pour l'achat d'un costume!… Une remise supplémentaire de 20 % sur tout achat effectué avant 19 heures!… Des clientes ravies traînent des sacs remplis de trésors. Nicole voit un magnifique tailleur bleu qui se balance sur un cintre, là, de l'autre côté de la vitre.

Il y a juste un petit hic. Car Nicole a tôt fait de remarquer qu'il n'y a pas d'entrée dans ce paradis. Une sortie, oui, pas de problème. Une sortie avec un énorme sens interdit affiché dessus et un vigile noir aux lunettes noires qui contrôle les clientes qui sortent et surveille la démarque. Nicole tente de s'infiltrer, le vigile l'arrête aussitôt et lui explique des trucs en anglais qu'elle ne comprend pas. Il a l'air inflexible et il refuse de parler français. Un blocage. Il regarde Nicole sévèrement, avec cette condescendance noire que donnent les lunettes noires. Allez voir ailleurs, qu'il lui dit en substance. On ne veut pas de vous ici.

Mors-moi, dit Nicole. Elle part à la recherche de l'entrée, elle fait le tour du magasin – un paquebot qui occupe une place énorme, à un endroit où l'on aurait pu construire des logements sociaux. Il lui faut un quart d'heure pour revenir à son point de départ sans avoir trouvé la moindre ouverture. C'est à ne rien comprendre. Sans doute a-t-elle été distraite, qu'elle se dit. Elle repart pour un autre tour, cette fois dans l'autre sens, avec à l'arrivée toujours le même résultat: pas d'entrée, point rivet. C'est à pleurer.

D'autant plus qu'elle a repéré à travers la vitre un service de table exceptionnel qui irait tellement bien dans son salon. Et des chaises en rotin, pour sa maison de campagne. Et des valises en cuir, signées d'un expert en valises, pour ses voyages. Et des chapeaux à mettre dans les cheveux. Et un blouson en alpaca qui ferait crever madame Jalouse. Et ainsi de suite, ça fourmille dans les yeux, ça pèse sur le cœur.

Elle tente d'accoster des femmes chargées de paquets: "Dites-moi comment? Par où?" Mais on la regarde de haut: la femme équipée est un loup pour la femme en manque, ou bien c'est encore la conspiration du silence.

Elle tourne autour des baies vitrées comme un papillon qui essaye de sortir, sauf que c'est entrer qu'elle voudrait. Elle se dit que les vitres sont tellement bien faites, en une matière qu'on ne connaît même pas sur notre île, une sorte de cristal intelligent ultramoderne, un système immunitaire qui repérerait les clientes friquées ou ne laisserait entrer que les American Express. Ce qui serait injuste: elle n'est pas une pestiférée, son argent vaut autant que celui des autres. Le droit d'acheter est inscrit dans la constitution, quand bien même on n'est pas des Rothschild. Elle gagne son argent honnêtement et elle a même quelques économies. Pour la troisième fois, elle fait le tour du magasin en promenant sa carte bleue BNP en évidence sur la vitre. En n'oubliant pas non plus de tapoter doucement histoire d'attirer l'attention d'une vendeuse. Elle pense à ces films où le héros tâte un mur apparemment sans issue et finit par glisser son doigt dans quelque mécanisme qui ouvre un passage secret. Son index moite – il fait chaud, elle est nerveuse -laisse une trace d'escargot ivre. On pourrait la suivre comme le petit Poucet.

Ces gesticulations sont en pure perte. Elle revient à son point de départ. Pas tout à fait cependant. Le vigile l'a repérée. Les traces sur la vitre ne lui plaisent pas du tout. Il parle dans un talkie-walkie et prend un air pas commode. Comble de l'humiliation, elle voit son tailleur bleu se faire emballer et disparaître dans le sac d'une cliente. La lopeça sort en portant sur son visage une épaisse couche de bonheur.

Nicole chancelle, s'assied sur le trottoir. Elle est vitrifiée.

Elle reste ainsi quelques longues, très longues minutes. Le service de table, les chaises en rotin, la valise signée, toutes les perles en profitent pour se tirer du magasin accompagnées de femmes chanceuses, le tout pour une bouchée de pain.

Alors elle comprend qu'il faut frapper un grand coup. Que feriez-vous à sa place?»

Pendant que l'on cherchait des réponses, oncle Guillaume fit une nouvelle inspection du bistrot, vers les places du fond, mais toujours pas d'oncle Abe, évidemment. À sa place, moi non plus, je ne serais pas venu.

«Je prendrais une grosse pierre, et bling dans la vitre, dit le patron. Ce truc est un foutage de gueule pour moquer les gens pauvres.

– Bof, dit le facteur. Mauvais plan. Le vigile te démolit, t'as pas le temps de dire liberté, et tu te retrouves au poste dans une prison de chez eux. T'as vu Brubaker? Animal Factory? Bonjour cadeau.

– Le putain de magasin est un attrape-nigaud, jura l'instituteur. On incite la populace à s'aligner sur une doctrine préfabriquée: la domination du secteur marchand. Moi, je dis: c'est tout manipulé.

– Quand je pense que ces pauvres caissières travaillent en trois huit pour assurer une ouverture sans interruption vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et qu'une citoyenne ordinaire ne peut même pas y entrer», s'indignait l'employée de mairie.

Le docteur Soubise levait le doigt. Moi, je pensais à notre grand magasin à nous, le Huit-à-huity ouvert de 10 heures à 12 heures 30 et de 14 heures à 18 heures – 16 heures le vendredi, «comme à la Banque de France», disait son gérant en minaudant. Maman m'avait demandé d'y passer pour les radis du soir.

Le docteur leva son doigt plus haut.

«La cravate à petits pois?! interrogea oncle Guillaume.

– Je glisserais discrètement un billet de cent dollars au vigile, dit le docteur en rougissant.

– T'es pas loin, pas loin du tout, le félicita oncle Guillaume, Sauf qu'elle n'a pas une somme pareille sur elle, Nicole. Ni l'habitude de ce genre de compromis avec la morale. Non, ce qu'elle peut offrir se résume à ce que vous savez, et, ma parole, ce n'était pas un vilain brin de fille, surtout dans le temps. Elle sert les dents, ajuste son corsage et part à l'attaque.

Le Noir n'est pas insensible. Nicole est tout miel. Le Noir tripote ses lunettes noires. Nicole lui parle en ondulant du français. Comme le Noir ne comprend rien à la plus belle langue du monde, elle lui dit qu'il est un connard nécessiteux exploité par le système, un pauvre nègre de rien du tout, elle lui dit les pires insultes avec l'intonation d'une fée, et l'autre gobe tellement bien que cela en devient visible dans son pantalon. Il lui fait des gestes explicites, genre suis-moi dans le local de livraison, je te montrerai mes estampes japonaises, et Nicole se laisse faire en se disant que son sublime sacrifice sert une cause plus grande, car elle ne se contentera pas de percer le secret de ce magasin ensorcelé, non, elle écrira un livre, Nicole, où elle dénoncera cette humiliation à l'opinion mondiale, alors rira bien qui rira le dernier.

Quelqu'un a dû lire dans ses pensées: le talkie-walkie du Noir se met à vibrer, il décroche et disparaît de l'écran radar. Il n'est plus avec Nicole, d'autres soucis le préoccupent, le contre-maître vient d'arriver, le train-train du magasin l'absorbe tout entier. D'ailleurs un autre Noir se manifeste, et Nicole comprend que son vigile à elle va être remplacé, il a fini sa journée presse-citron. Maintenant qu'il est libre, il va sûrement l'accoster pour l'emmener dans son bidonville, et – qui sait? – la violer sauvagement sous un toit en tôle ondulée. Elle s'éclipse rapidement.

Pendant quelques heures elle traîne dans Oakland. Puis elle se retrouve à nouveau sur le trottoir face au magasin. Les lampadaires s'allument en toussotant, une lumière au néon éclaire le crépuscule. Dans le cube en verre s'agite la bacchanale marchande. Elle est seule, désespérée. Et là, un type s'approche, une silhouette bizarre, il porte un truc sur le visage, je vous le donne en mille, c'est un masque en bois, la bouche est fendue dans un sourire de crétin, le regard d'un bleu glauque jaillit des yeux plantés très profond, de courts cheveux de caniche défrisé, grisonnants par endroits: George W. Bush, ou plutôt son masque, se tient devant elle.»

Aussitôt nous hurlâmes tous ensemble notre mépris pour ce triste personnage.

«Busherie, busherie! s'exclama le facteur.

– Le roi Ubush est nu! enchérit l'instituteur.

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