La vision était maussade. Les quelques graviers qui restaient me sont tombés des mains.
Je me suis dépêché de sauter sur le vélo, j'ai appuyé sur les pédales, j'ai fendu la nuit. Derrière moi – ce devait être le vent qui sifflait à mes oreilles – je croyais entendre le rire handicapé. Mes pieds moulinaient comme des enragés. En un souffle je me suis retrouvé devant chez moi. Je suis entré et j'ai calfeutré.
Cette nuit, j'ai eu du mal à trouver le sommeil. J'avais l'impression que le monstrueux triso m'agrippait de ses pinces. “Viens hé moi, petit Ju”, semblait-il dire. “Notre immeuble est huste à côté, Juju. He te donnerai des higares.” Et son haleine! L'horreur visqueuse de la cendre moisie.
Pas étonnant que je manquais de tonus le lendemain. Mes cuisses ne répondaient pas. Je pédalais sans aucun enthousiasme. À chaque croisement, je redoutais de voir surgir l'infâme fauteuil. Je m'arrêtais sur le bas-côté pour vérifier qu'il ne me suivait pas à mon insu. Naturellement je suis arrivé en retard.
D'habitude personne ne l'aurait remarqué. Depuis longtemps la Foulée verte est une adepte des horaires flexibles. On s'organise comme bon nous semble, car c'est la nature qui est notre priorité, et non un hypocrite tribut aux normes sociales héritées de l'ère taylorienne. Mais ce jour-là devait être marqué d'une pierre mazoutée car dès que j'ai gagné mon étage, j'ai été accueilli par l'ensemble de nos gradés, en demi-cercle devant le panneau d'affichage. Les visages solennels mitonnaient une tension.
– Enfin te voilà! a chuchoté Celsa. Ulis t'attendait pour faire son discours. Tu as ton cahier à spirale? Il s'en est passé des drôles, cette nuit!
Ulis était perché sur une tribune de bottins. Ses bras, parfaitement détendus, se maintenaient le long du corps. Les paumes étaient tournées vers nous, en signe de tolérance. On aurait dit qu'il était en lévitation majestueuse.
Ayant deviné ma présence à ses côtés, il a ouvert les yeux, il a parlé.
– Camarades! Cette nuit, à la faveur de l'obscurité, des actes lâches de malfaisance se sont produits contre la Foulée verte, À mon grand regret, notre affiche de l'ascenseur a été complètement arrachée. Ce n'est pas tout. On a jeté des pierres contre notre baie vitrée du troisième qui a été rayée de multiples impacts disgracieux. Enfin, j'ai reçu ce matin une lettre du propriétaire de nos locaux, lequel mini-bourgeois s'estime en droit de nous réclamer une hausse de 30 % de loyer. Je cite: “Suite à la judicieuse remarque d'un de vos voisins d'immeuble, et en vertu des prix pratiqués par les locataires dans des étages contigus aux vôtres, je suis contraint de relever vos mensualités.” Il va sans dire que nos finances ne peuvent supporter pareille augmentation sans porter gravement préjudice à nos activités, à commencer par la prochaine Journée du vent qui devra être annulée.
Ulis s'est tu. Des clameurs de colère ont fusé de nos bouches outrées. Josas agitait ses poings. Saint-Cyr grognait des insultes.
Ulis a fait des mouvements circulaires comme s'il caressait les cris qui virevoltaient autour de lui.
– Camarades. Face à l'agression caractérisée dont la Foulée verte a été la victime, afin que cessent ces attaques qui nuisent à notre capacité de promouvoir la paix et le bonheur dans le monde, le comité des responsables réuni ce matin en session extraordinaire a décidé, à l'unanimité et suivant ma recommandation, de qualifier nos relations avec Enfance et vaccin comme ayant basculé vers la guerre. Nous le déplorons, mais nous restons fermes. Cette situation durera tant que les dommages subis ne seront réparés, et des excuses présentées.
Voilà les mots précis. Ce moment historique figure dans le cahier. La guerre nous a recouverts de son manteau de vérité.
“À cet instant, Julien, n'y avait-il rien à faire pour éviter l'escalade?” me demande-t-on naïvement. “Une affiche arrachée et quelques gravats dans les vitres ne suffisent pas à déclencher un conflit, tout de même!”
Certainement. Quand on regarde la situation à froid, de l'extérieur, en ayant en tête les événements dramatiques qui ont suivi. Certainement. Il y a de quoi réfléchir. Les conséquences d'une guerre sur les populations innocentes provoquent une juste frayeur. On a tendance à critiquer les chefs. “Ils n'avaient qu'à pas perdre leur sang-froid!” entend-on. Sans se rendre compte que dans bien des cas la Guerre est une Vénus redoutable. Elle féconde le vide et s'engendre toute seule. Essayez un peu de vous glisser dans la peau d'un Poincaré en 1914 ou d'un François Ier en 1515, et vous verrez qu'ils n'étaient pas plus responsables de la Guerre qu'un paratonnerre ne peut l'être d'un orage.
Fallait voir avec quel enthousiasme la Guerre a été accueillie chez nous. On aurait dit le Messie (je m'excuse d'employer ici un terme religieux qui peut heurter certaines sensibilités, mais je n'ai pas d'autre mot). Les frustrations des derniers jours, l'ennui qui s'était accumulé chez les bénévoles et dont avait parlé Ulis, les torpeurs, tout ce qui plombait notre karma avait disparu devant les urgences de la Guerre. On se découvrait un but immédiat. Les consciences étaient soudées. Une centrale nucléaire avait explosé.
La Guerre! Chacun à son poste. La Guerre! Les efforts de chacun pour le bio d'une prospérité commune. La Guerre! La défense de la cause juste. La Guerre! Nos idéaux ne plieront pas devant la barbarie. La Guerre! Les pensées se bousculent, le mot magique s'y déploie en lettres de feu, et l’on bénit le destin qui a su nous faire naître au bon moment.
Ulis a tempéré nos ardeurs.
– Allons, disait-il sans conviction, vous n'êtes pas des enfants. Quelle que soit la légitimité de notre colère, nous devons tout faire pour parvenir à nos fins le plus pacifiquement possible, en ayant à l'esprit la force morale de la Foulée verte.
Un courrier diplomatique a été envoyé à nos ennemis, leur signifiant nos nouvelles dispositions. La cheftaine en a pris acte, et nous a fait savoir qu'elle nous mandait nous faire forer, très profond et douloureux, et qu'elle nous donnait, à son tour, trois heures pour remettre en état l'enfant brunâtre qu'elle estimait souillé.
Il n'était pas question de s'incliner devant son arrogance et sa vulgarité.
On est allés dans la cage d'escalier. On leur a crié des insultes potelées, où l'on parlait de leurs pères et mères, qu'on associait à diverses positions avilissantes, inconnues du monde animal. J'y ai participé avec enthousiasme, ayant moi aussi dans la tête l'image exécrable de mes parents. Tantôt je les voyais vautrés dans le canapé du salon, à feuilleter avec leurs doigts en cul-de-poule un catalogue Cézanne, tantôt ils regardaient le Nouvel échiquier, le paternel fumait la pipe en se donnant des airs d'Abraham Lincoln, la maternelle reprisait mes pull-overs – infâmes spectacles de complaisance mini-bourgeoise, alors qu'il y avait tant de combats à mener.
Josas et Saint-Cyr, de leurs voix viriles, entraînées à hurler contre les forces de police, faisaient sursauter le papier peint.
Eux, embouteillés à leurs étages, nous renvoyaient des mots odorants, seulement je dois dire qu'ils manquaient de souffle. Il y avait une grande proportion de femmes chez les vaccins. Que voulez-vous, les femmes ont toujours eu un faible pour les causes nunuches, celles des enfants en particulier. Bref, leurs voix fluettes et haut perchées ne faisaient pas le poids. On les écrasait. C'était de bon augure pour le reste du conflit. À la fin de l'après-midi, même si Josas avait les cordes vocales fêlées, le moral resplendissait, on se croyait invincibles.
Pour fêter cet état d'esprit, Ulis a fait venir une caisse de limonade que l'on a dégustée en chantant des berceuses de guerre. Josas a sifflé le Pont de la rivière Kwai, puis on a entonné un Contre les viets, contre l'ennemi, où l'on a pris soin de remplacer “les viets” par “les q'cins”, diminutif d'Enfance et vaccin, car “viets” est une appellation péjorative, dégradante pour les hommes et les femmes du Viêt-nam. Et même si certains se trompaient parfois, car les paroles changeaient au gré de notre inspiration et de la quantité de bicarbonate dans le sang, le concert a été mémorable. Encore aujourd'hui, quand la mélancolie du temps qui passe me saisit, j'entends le chœur de bénévoles qui s'époumone dans la nuit:
“Ô légionnaires,
le combat qui commence,
met dans nos â-a-meeuh
enthousiasme et vaillance!”
Quel vacarme ça a été…
La réalité de la guerre nous a rattrapés le lendemain. La mauvaise nouvelle est venue du parking.
Aux alentours de midi, Malabry est descendu chercher sa bicyclette pour aller manger. On l'a vu revenir avec des yeux excrânés. Il tenait une pompe à vélo amochée.
– Les vaccins ont bousillé mon Peugeot, pleurnichait-il.
– Quoi? comment? – on s'est agglutinés autour de lui.
Il faut rappeler qu'avant l'arrivée des vaccins, on avait le parking pour notre usage exclusif. On avait pris l'habitude de laisser les vélos près de la sortie, dans les rectangles destinés aux voitures. C'était mieux éclairé et l'on se sentait moins à l'étroit. Les vaccins, eux, venaient en voiture, pour la plupart.
Ce jour-là, ils ont voulu récupérer ce qu'ils considéraient comme leur territoire de droit (peut-on être aussi mesquin, franchement, alors qu'il y avait de la place à profusion) et ils ont poussé nos vélos jusqu'au coin le plus sombre, où de l'eau d'infiltration avait créé une mare artificielle. Vous pensez peut-être qu'ils les avaient pris un par un, au moins, pour ne pas abîmer les chromes, ou rayer le métal? Va mourir! Le vélo de Malabry avait été traîné sur de l'asphalte rugueux, des rayons étaient tordus, un pneu était à plat et la sonnette pendait comme une suppliciée. La sacoche, qui contenait des documents vitaux pour l'organisation de la Journée du vent, était imbibée d'eau.
– Un Peugeot tout neuf!
– Ah! les sarcomes!
– Le tout pour garer des voitures de beauf!
On était furieux.
Ulis a convoqué le conseil de sécurité. On a discuté des représailles que l'on était en droit d'effectuer. Celsa a pris la parole.
– Ne vous méprenez pas. Le parking est un endroit stratégique pour notre immeuble. De nombreuses lignes de soutien y passent (évacuation des eaux, compteur électrique, prise de
terre, etc.). N'oublions pas qu'il représente une deuxième entrée possible. On ne peut laisser le contrôle du parking aux vaccins sous le seul prétexte qu'ils ont des voitures. C'est parce qu'il avait négligé l'Afrique du Nord qu'Hitler a perdu la guerre.