Le peuple mini-bourgeois sera comblé par ces explications et les journaux se vendront bio. Déjà, le nombre d'émissions qui nous sont consacrées dépasse l'entendement. Elles peuplent mes longues soirées à la maison d'arrêt.
Il y a quelques jours, on a montré notre immeuble sur lequel flotte désormais (je vous le donne en mille) le drapeau rouge de gueule de Handicap demain. Ils ont tout remis à neuf, ces tâcherons, sauf la porte blindée du cinquième qu'ils ont conservée en souvenir de la guerre, pour que personne n'oublie le drame qui s'est produit ici, disait le handicapé. Le journaliste François tenait le micro et ses yeux luisaient de reconnaissance, on aurait dit qu'il buvait son interlocuteur. La jeune génération, disait le handicapé, tel est notre souci. La mémoire ne doit pas disparaître.
Le baveux roulait des mécaniques et expliquait aux curieux comment s'étaient déroulés les combats. Ici, disait-il, la larme à l'œil, se trouvait l'ascenseur où a commencé le différend. Là, imaginez l'assaut amphibie que les greens (c'est comme ça qu'il nous a appelés, cet enf enf enf!) donnent contre un troisième étage grouillant de vaccins. Pas un coin sans blessés, pas un bureau sans entailles. Les cris, disait-il en tombant dans le pathos, dérangeaient les étoiles. Venez maintenant que je vous montre le garage.
Il paraissait incollable comme s'il avait fait la guerre à notre place.
Alors seulement j'ai cru entrevoir la face placide de la vérité.
Depuis le début nous avions été ses jouets, frissonnais-je. C'était lui qui nous avait poussés vers la guerre, à notre insu, nous qui étions deux ONG pacifistes dans l'âme. Par son harcèlement constant, il était l'agent provocateur qui avait créé ce climat propice aux déflagrations.
Je le soupçonne même d'avoir mis la main à la pâte. Il entrait chez nous par le parking. (Ce n'est pas pour rien qu'il y tramait sans cesse.) Ce serait lui qui aurait déchiré notre affiche, vous vous rappelez, au deuxième jour de la guerre. (Elle avait été abîmée en bas, précisément à l'endroit que ses pattes pouvaient atteindre.) Il aurait bouché les toilettes des vaccins au ciment. (Ces mains pleines de poudre que j'avais prise pour de la farine.) Les preuves convergeaient dans mon esprit.
Toutes ces abjections pour récupérer l'immeuble qu'il nous jalousait. C'est lamentable. Que voulez-vous, dans la guerre, il y a toujours son cortège de profiteurs, marchands d'armes et industriels véreux, pour qui la dignité humaine n'a pas de valeur.
Le journaliste lui a demandé son avis sur les causes du conflit, et l'autre, imperturbable, a déclaré qu'il voyait en nous la manifestation évidente du syndrome Durn, c'est ce qu'il a dit, “Durn”, du nom de ce malheureux qui avait travaillé dans l'humanitaire avant d'abattre huit conseillers municipaux à la mairie de Nanterre, en quelle année déjà?…
Heureusement qu'ils n'ont pas eu d'armes à feu, a conclu le handicapé, sinon vous auriez eu un carnage.
J'ai cru que j'allais fracasser l'écran. Ce moron n'avait donc rien compris! “Complexe de supériorité”, qu'il avait dit. “Médiocrité façon Durn…” Bavardages! D'abord, c'est parce qu'il n'a jamais connu la Foulée verte que Durn est devenu Durn. Ça crève les œillères.
Je l'admets, avant la Foulée verte, j'aurais pu mal tourner moi aussi. Ma vie grattait ce vide absolu dont on ne retire que haine aux tripes et cirrhose à l'âme. J'ai eu de la chance. J'ai rencontré Ulis. Et j'ai été transfiguré, je crois, mon récit vous le prouve.
Et l'autre qui racontait n'importe quoi! Foutu machin à roulettes! Ah! si je pouvais!…
J'étais tellement en colère que j'ai failli ne pas entendre la suite. C'était pourtant l'événement du jour, et le journaliste François se montrait très fier car il l'avait en exclusivité.
Ulis avait fait parvenir une vidéo à la rédaction. On nous l'a passée après une page de publicité.
Dieux, qu'il avait changé, notre Ulis! J'ai un peu honte de l'écrire, mais il faisait son âge. C'était comme si les années de dîners bio s'étaient dissipées brusquement. Son teint hâlé avait des nuances cadavériques. Des rides s'accumulaient au creux des joues. Il paraissait avachi, sa souplesse légendaire avait été remplacée par une corde de piano.
– Méditez la figure de la tortue, disait Ulis en essayant vainement de se mettre en position de lotus. Aimez la nature, et que la Foulée verte soit dans vos cœurs!
Ses yeux fatigués ont traversé l'écran pour venir se planter dans les miens, et j'ai eu un frisson.
On voyait derrière lui un paysage fait de collines et de neige. Il était en Alaska, à l'endroit de son combat de jeunesse, là où la Foulée verte était descendue sur lui.
Comme le saumon, il était revenu à ses racines.
Je me souviens, j'ai pensé à ce moment-là qu'il n'en avait plus pour longtemps. La gorge m'a serré et j'ai bien dû verser quelques larmes. Je me suis demandé à quel endroit j'irais, moi, au soir de ma vie. Quel serait mon Exxon Valdez?
Je me suis mis en lotus. La réponse crevait l'esprit. Comme d'autres retournent sur Omaha Beach, je retournerai à notre immeuble. Le soir, quand je m'endors après une journée de méditation, je prie pour retrouver en bouche le goût têtu de la guerre.
“Alors, Julien, me dit-on pour finir, on comprend bien qu'elle a été pour toi un moteur spirituel. Dans ces conditions, tu n'as aucun regret, on suppose. Aucun sentiment de faute commise.”
Si, bien sûr.
Je regrette certaines expressions maladroites que j'aurais pu enlever mais que je garde comme autant de symboles de mon imperfection. C'est que j'ai eu le temps de me relire depuis que je suis en prison. Et j'ai eu la mauvaise surprise de découvrir quelques excès. Je me suis laissé aller à des mots vexatoires sur les handicapés, j'ai même dit “monstre”, à un moment. Je ne le pense plus maintenant. D'autant que mon avocat plaidera le handicap pour tenter de me dégager. Libre à lui. Je ne crois pas qu'il réussira. Mon bégaiement est trop dérisoire.
Si ça ne marche pas, il voudrait rejeter la responsabilité sur la Foulée verte. Elle m'aurait embrigadé, soi-disant. “ La Foulée verte! La Foulée verte!” Il s'acharne. Je n'entends plus que ça. “ La Foulée verte ceci”, “ La Foulée verte cela”. Des mots durs souvent. Des calomnies. Et des appels du pied, forcément, pour que je me défausse. “Explique-nous, Julien, toi qui as fait partie de l'élite. Punaise, éclaire la lanterne! Qu'est-ce donc que cette Foulée verte qui a semé tant de trouble?”