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D'en bas montaient déjà les râles radieux de mes camarades.

Du cinquième descendait sur moi le clapotis serein de la revanche. Nos troupes d'élite ne laissaient aucune chance ni aux hommes ni au matériel. Dans la bonne humeur, ils endettaient les bureaux, pillaient les ordinateurs, fracturaient les bras, déchiraient brochures et cartes postales.

Enfin, ils ont mis la main sur la cheftaine. Elle s'était cachée derrière la machine à café. Alors ils l'ont cernée et ils ont chanté.

Ulis lançait chaque phrase, qui était reprise en chœur par cinquante gorges fïères.

Une famille de q'cins se cache dans le fossé, Maman donne le sein au bébé. Dans mon avion je suis passé,

Du napalmeuh j'ai balancé. Le napalm colle à la peau de bébé.”

Et vlan! la cheftaine contre la machine à café. Et crac! ses vêtements déchirés. Et fizzz!

Au quatrième, en sandwich entre les deux boucans, je savourais leur swing jazzy, et je levais un verre imaginaire à la gloire de notre victoire. Quel moment mémorable!

J'étais de nouveau seul avec la femme. Je lui ai donné quelques coups de pied pour qu'elle comprenne bien qui était le maître. J'étais heureux. La cigarette ne venait plus me hanter. Voilà le résultat concret de la Foulée verte, me disais-je. J'avais beau toucher la femme, je ne ressentais aucun symptôme de manque de nicotine. Le soulagement!

Quand je l'ai enjambée pour la deuxième fois, bien que ma position ressemblât à la chevauchée d'un cow-boy sur un pur-sang lusitanien à robe noire, je n'ai eu aucune réminiscence désagréable.

C'est ainsi que j'apparais sur la photo la plus compromettante. J'ai un sourire béat. Peut-être même ai-je pris le premier flash pour une sorte de consécration, comme si Cronos lui-même avait voulu immortaliser cet instant. Ensuite, pendant que les crépitements s'intensifiaient, j'ai compris ma méprise, et j'ai cherché à me dégager de la chair. On me voit les bras ballants, et le reste. La femme a un visage de haine. Sur l'une des photos, ses lèvres sont comprimées en cul-de-lampe, on dirait qu'elle me lance un gros mot. Ces images sont plutôt glauques. Je n'ai jamais été photogénique.

Les journalistes avaient l'air de types ouverts. Il y avait François, Guillaume et d'autres que je ne connaissais pas. Voir des visages familiers, appréciés d'Ulis, m'a rassuré. J'ai essayé de leur expliquer notre démarche. Ils m'ont écouté avec attention. On voyait qu'ils ne comprenaient pas tout à cause de mon bégaiement, mais la portée de la Foulée verte les intriguait. La femme au passé africain les a insultés copieusement. Ils l'ont enregistrée, elle aussi. J'ai parlé de guerre, et l'intérêt s'est allumé sur leur visage. Ils me faisaient répéter plusieurs fois, ils voulaient savoir s'il y avait des morts.

J'ai dit que je ne le pensais pas, car on ne meurt pas de nos jours avant d'avoir atteint l'âge limite. C'était de l'humour pour détendre l'atmosphère.

Ils ont rigolé.

– Les enfants du Sahara meurent comme des mouches, a protesté la femme.

Décidément rien n'arrivait à la décrasser de son idéologie, celle-là. Les journalistes ont pouffé. Ils avaient l'air de s'intéresser vraiment. De bons journalistes, en somme. Alors je leur ai conseillé de monter au cinquième.

En s'éloignant dans l'escalier, ils s'extasiaient à mi-voix:

– Sensationnel!…

– Il a eu raison de nous appeler…

– Faut qu'on lui fasse une fleur pour la prochaine de “Paroles d'ONG”…

Leurs appareils enregistreurs marivaudaient.

Alors un premier nuage s'est faufilé dans mon esprit. Je n'y ai pas prêté attention, jusqu'à ce qu'un grand silence s'installe là-haut, comme si quelqu'un venait de mourir. On n'entendait plus que les plaintes des blessés, auxquelles se mêlaient, venant du troisième, des agonies de plaisir.

La voix d'Ulis s'est élevée dans notre immeuble, une voix de jugement dernier, comme je ne lui avais jamais entendue, terrible colère où chaque mot se découpait en grondement:

– Mais!… Qui!… Vous!… Que!… Vous!… Sortez!…

Face à sa prestance, les journalistes n'en menaient pas large.

– Ben, bafouillaient-ils, vos collègues… Handicap demain nous a dit… tout ça…

– Arrêtez de filmer, bon sang! hurlait Ulis. Dehors!

J'ai entendu leurs pas précipités qui chatouillaient les marches. Leurs visages livides montraient un curieux mélange d'excitation et de crainte.

– Faut prévenir… Prime time… La chaîne…

– Oh, oh, oh.

– Au troisième, c'est pas mal non plus…

– Ah, ah, ah.

Comme ils passaient devant moi, j'ai eu droit à quelques éclairs supplémentaires.

Soudain Ulis a surgi dans leur dos. À son expression j'ai compris qu'on avait un problème.

– Messieurs les journalistes, leur a-t-il crié, excusez-moi pour tout à l'heure…

J'ai remarqué que sa voix avait une cassure.

– J'ai du matos pour… On va écraser TF1… Mais oui… Guillaume, François, vous m'êtes… Venez dehors, je vais vous montrer… Ça vous intéresse des morts véritables?… Vous tombez bio!… Je connais un coin… Derrière le parvis… À cinq mi… Vos ennemis de TF1 seront… Car vous en avez vous aussi, des ennemis, hein… Je vais vous parler de la guerre.

Par ces paroles mielleuses, il les entraînait dehors.

Bien des jours plus tard, j'ai compris le sens de sa manœuvre. Il voulait les éloigner le plus possible de l'immeuble. Qu'on ait le temps de se sauver. Qu'ils aient le moins d'images. Il savait déjà, le grand Ulis, que les mini-bourgeois récupèrent toujours les images à leur avantage. Ils ne regardent jamais au-delà de ce qu'on leur montre. Leur confort quotidien est la ligne d'horizon qu'ils ne dépasseront jamais. C'est pour cela qu'ils seront toujours imperméables à la Foulée verte, ces minables.

Une dernière fois, Ulis s'est retourné. J'ai vu une larme couler vers son menton.

– Dispersez-vous! m'a-t-il chuchoté. Immédiatement!

Et il a fait un geste de la main comme s'il chassait un nuage de moucherons.

Je n'ai pas compris tout de suite, le temps que je rassemble mes esprits, j'étais fatigué et ça s'est passé tellement vite. Faut dire aussi qu'il n'y avait pas de commandement à proximité. Celsa était au cinquième. Je n'avais personne pour me guider. Pouvais-je laisser la femme sans surveillance pour aller chercher un conseil? J'ai bien essayé d'appeler Malabry, il ne m'entendait pas, il avait ses chats à fouetter. J'étais seul et désemparé. Je n'exclus pas que j'aie eu à cet instant quelques pensées pâteuses contre la femme, mais je n'ai pas eu envie de fumer.

Ds sont arrivés dix minutes plus tard.

Ils m'ont plaqué au sol et j'ai eu droit aux menottes, moi aussi. J'ai essayé de crier qu'il y avait malentendu. La femme au passé africain criait, elle aussi, et c'étaient des paroles d'intolérance.

– Fais gaffe, ils sont dangereux, a dit le flic.

Pendant qu'on m'emmenait, j'ai aperçu Saint-Cyr dans l'escalier. Ses bras fatigués tenaient encore un extincteur dont on ne reconnaissait ni la forme ni le rouge. Deux gendarmes le maîtrisaient aux épaules. On aurait dit un albatros aux ailes coupées. Le triste spectacle!

Ce n'était que le début. Nos glorieuses troupes du cinquième, nos camarades blessés du troisième, personne n'a été épargné. Pas même Celsa. Sans aucun respect pour la grandeur de cette femme, un officier de police la traînait par l’arc-en-ciel qu'elle avait au tee-shirt.

– Salognards de flics, disait-elle. Vous êtes toujours du mauvais côté de la Foulée verte.

– Où est ton chef? enrageait l'autre. Le dénommé Ulis.

Personne ne savait.

Comme on sortait sur le parvis où nous attendaient les fourgons grillagés, j'ai été stupéfait d'apercevoir vous savez qui, dans son fauteuil roulant. Il parlait pour la télévision. Ses yeux roulaient en soucoupes et il bavait sur son survêt comme une barbe à papa. Il expliquait que cela faisait plusieurs jours qu'il avait été intrigué par notre comportement anormal. Comme s'il avait été normal, lui.

Le soir, au journal régional, le journaliste François nous a passés à la moulinette. (Ah, si seulement je lui avais envoyé son petit cadeau le matin même, dès sept heures, comme me l'avait demandé Ulis, ça nous aurait évité bien des remarques défavorables.) Il hochait la tête d'un air effondré et résumait nos soi-disant crimes sans jamais essayer de nous comprendre: typique de ces bleus qui parlent de la guerre sans l'avoir connue.

Il a parlé de “viols”. Je n'aime pas ce terme, un peu dur, j'aurais aimé qu'il dise, à la rigueur, rapports sexuels non consentis”, ou mieux, “tentative de reproduction sexuée sur personne non bénévole”. Ça présente mieux dans le dossier.

Mais il a dit “viol”. Les services de police en ont dénombré six. Le mien, quatre sur des blessées au troisième étage, et un au cinquième.

On a montré les photos des “victimes”. La violée du cinquième était un homme en blouse blanche. Ses parties génitales avaient été serrées avec un élastique rosé pour empêcher le sang de refluer. Aussitôt, j'ai soupçonné Celsa. Pas uniquement à cause de l'élastique. Qui d'autre aurait pu défendre avec autant d'éclat la parité, ce pilier de la Foulée verte? J'en ai conçu une grande joie. Non seulement parce que cette femme de principe avait soutenu sa paroisse jusqu'au bout. Je sentais en effet que ce geste m'était destiné tout particulièrement. En quelque sorte, elle m'avait rendu la monnaie de ma pièce et j'en ai conclu que je ne lui étais pas indifférent.

Il faudrait que je lui en parle à l'occasion. Peut-être d'ici un mois ou deux, quand l'instruction sera terminée, on m'autorisera à lui écrire. Je lui enverrai une copie de ce texte. Qu'elle voie le chemin parcouru par son fils spirituel. La cigarette, bien sûr. Mais aussi, le métier d'écrivain qui rentre. Je pense qu'elle sera fière.

Quant à la revoir en chair, ce n'est pas pour demain, j'en ai crainte. On est partis pour des années. Ils viendront collectivement témoigner contre nous, les vaccins évidemment, mais aussi le proprio, et Machepot. On essaiera de nous enfoncer, on nous calomniera, on nous brûlera. Paternel rappellera l'histoire du chat, et maternelle, en sanglotant, blâmera mes problèmes affectifs.

Avec moi, les psychologues s'en mettront plein la panse. “Le bégaiement n'est que la partie visible de sa marée noire”, diront-ils. Le traumatisme réel s'est déposé au fond de Julien. C'est en douce qu'il a fait son travail de sape. L'irruption chabada de l'image du père badacha dans son jardin secret, jointe à la prise dachaba de conscience chadaba de sa faillibilité dabacha, l'a endommagé bachada pour des années.”

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