– On se retrouvera, disait-on à voix basse, et nos genoux tremblaient de colère.
Les grognements du pillage montaient jusqu'à nous. On n'osait imaginer dans quelle ruine étaient nos cirés.
– Foutu, mon dossier sur les pandas! a soupiré Chatou.
– Tu le leur rendras au centuple, a promis Ulis. Fais-moi confiance. Pourvu qu'ils se fatiguent, les furoncles. C'est tout ce que je demande. Et des renforts.
Plusieurs fois on a essayé de joindre Saint-Cyr sur son portable, jamais il ne répondait.
– C'est inconcevable, marmonnait Ulis. Ils perdent du temps. Je suis inquiet… Allumez la télé d'appoint, on aura des nouvelles aux infos régionales.
Effectivement, au journal, l'information du jour nous était dédiée. On voyait la zone industrielle couverte de tracts verts. Des CRS discutaient avec nos bénévoles et tentaient de les décrocher du grillage. Des employés de Mâchepot couraient comme des irradiés. Un bâtiment en tôle fumait.
– Voilà Saint-Cyr, a dit Malabry.
Une bombe de peinture à chaque index, il se faisait verbaliser. Quand il a vu qu'on le filmait, il s'est troué d'un large sourire et il a lancé:
– Ne laissons pas l'atmosphère aux mains des Machepot! Notre air n'est pas une marchandise!
Là-dessus, un journaliste a pris la parole pour les commentaires d'usage. Ulis s'est détendu.
– Je le connais. Guillaume est un garçon ouvert, on a un contact productif. Il anime "Paroles d'ONG" sur le câble.
Guillaume a résumé les différentes infractions que la Foulée verte avait relevées chez Machepot. À l'atelier, le revêtement du sol n'était pas aux normes. Il manquait un extincteur aux toilettes. Plus grave, disait Guillaume, on ne savait toujours pas avec certitude quelles étaient les conséquences sur la nappe phréatique des fines particules de rhodium que l'usine rejetait. Le visage de Guillaume était solennel.
– C'est bon, ça, a fait Celsa.
Guillaume a rappelé le nombre de cancers du poumon en Europe, maladie favorisée par la pollution.
– Alors peut-on dire que l'action de la Foulée verte est venue à point? a demandé Guillaume en forme de transition.
C'est le journaliste François qui a repris la phrase en vol. François était un type ouvert, lui aussi.
– On connaît les méthodes parfois musclées de la Foulée verte, a dit François, ces méthodes dérangent, mais elles ont le mérite de poser les bonnes questions à nos élus. Ah, si la Foulée verte avait existé du temps de l'amiante, a soupiré François, on n'en serait pas là.
– Tu me feras penser à lui envoyer un petit cadeau, a chuchoté Ulis. Dès demain.
Je l'ai bien noté dans mon cahier à spirale, mais avec les événements qui se sont précipités je dois avouer que je l'ai complètement oublié. Maintenant il est mortel tard. Je m'en veux terriblement.
Car il le méritait. Il nous mettait du baume. Il disait que l'on avait le don d'alerter l'opinion publique. Il a cité nos plus grands faits d'armes. Son regard luisait de bonté. On aurait dit qu'il énumérait les exploits sportifs de son club préféré.
Enfin, il était temps de passer à la météo, et l'on a coupé le poste pour ménager le groupe électrogène.
L'information nous a calé l'estomac pour un bout de temps. D'un côté, la mission avait été un succès, c'était clair d'après les comptes rendus des médias. Seulement on avait perdu beaucoup de forces. De nombreux bénévoles étaient bloqués au commissariat. Certains avaient été blessés. Ils étaient fatigués et aphones. Comment allait-on tenir?
– Économisez-vous, a ordonné Ulis, ce qui montrait sa préoccupation.
On s'est assis en nuage autour de lui.
Celsa a baissé le groupe électrogène, en laissant juste de quoi alimenter les veilleuses. Les volets étaient fermés, il faisait charbon, on ne distinguait que les silhouettes. Ulis nous a commandé de régler notre respiration sur la sienne, c'était plus pratique pour chasser le mauvais dragon, on s'est essayés au lotus, et j'ai constaté avec plaisir que mes articulations s'étaient assouplies depuis la dernière fois. Le dos droit comme un macchabée, je captais les fluides favorables de l'univers. J'étais en correspondance avec les trous noirs. Et si Celsa n'avait pas frôlé mon genou sans le faire exprès, je n'aurais même pas songé à la cigarette. Ulis a dit:
– Mes amis. Maintenant que nous avons conjugué la trente-troisième respiration, je voudrais vous faire part de ma grande satisfaction. Votre collectif, y compris les bénévoles de ladernière pluie, a montré que vous étiez capables de vous surpasser. Dans les circonstances éprouvantes que nous vivons, nous qui ne désirons rien de mieux que la paix mais qui sommes contraints de faire la guerre contre un ennemi particulièrement retors, un ennemi qu'aucun d'entre nous n'a jamais eu à combattre, un ennemi qui est venu nous agresser dans notre immeuble même, se logeant parmi nous comme le cancer, vous avez fait preuve de sang-froid et d'abnégation. Vous m'avez comblé. Vous avez comblé la Foulée verte. Chacun (ou chacune) à sa manière a trouvé dans la Foulée verte la spiritualité complémentaire dont il (ou
elle) avait besoin. Ensemble, nous avons fait progresser l'harmonie.
Dieux qu'on l'aimait, à cet instant, notre grand, notre généreux, notre immense Ulis!
– L'un d'entre nous s'est particulièrement distingué, a-t-il poursuivi, et nous avons retenu notre souffle. Je veux parler de… Viens ici, Malabry.
Il a pris ses mains dans les siennes.
– On t'avait mal jugé, Malabry. Tu étais un homme de chiffres. Tu es maintenant… un homme, tout court. Tu es digne d'être cité à l'ordre de la Foulée verte.
Il a tiré une médaille de sa poche. On a tous applaudi. Puis il a posé sa main sur la poitrine de Malabry comme pour lui transmettre le souffle de vie. Malabry souriait maladroitement.
– Je sens que tu veux dire quelque chose, Malabry. Parle donc.
Malabry a bredouillé no-non, pas vraiment, merci bio.
– Mais si, allez, insistait Ulis.
Alors Malabry s'est lâché:
– Que se passera-t-il si… si nous perdons?
Le collectif a été pris de court, sauf Ulis. Sa voix, douce et ferme, nous a enveloppés de ouate.
– Nous ne pouvons pas perdre.
– Et si nous perdions quand même?
– Pourquoi voudrais-tu que l'on perde, voyons… La Foulée verte sera toujours à nos côtés…
– Et si l'on perdait quand même?
Il s'entêtait comme un enfant. On en était gênés pour lui. Ulis a mis du temps pour répondre.
– Si la Foulée verte nous abandonnait, alors… alors… Je vois la désolation descendre sur nous. Les Enfance et vaccin, comme un nuage de sauterelles, se répandront dans nos locaux. Nos ordinateurs seront brûlés. Les dossiers sur les animaux menacés d'extinction anéantis. La collecte pour les pingouins de l'Arctique, pillée. Je n'exclus pas des passages à tabac. On nous rasera. On nous mutilera… Mais pire que tout, la peste tentera de se faufiler dans notre âme… Le doute… Certains, par crainte de la douleur physique, renieront la Foulée verte et essaieront de pactiser avec les forces du mal. Ce jour-là sera le plus sombre pour notre planète depuis la disparition des dinosaures… Tu as quelque chose sur le cœur, Malabry… Parle, n'aie nulle crainte.
– Ils sont ils sont une comment, une ONG comme enfin comme nous, a bafouillé Malabry. Ils font, à leur façon manière, de bonnes choses enfin pas mortel mauvaises quoi. Les enfants, les mines anti enfants personnel, tout ça…
– Ne fais pas ton Julien, lui a lancé Celsa, agacée.
Ulis l'a regardée avec désapprobation.
– Voyons, Celsa. Malabry a le droit d'exprimer ses opinions. Nous avons toujours été ouverts à la critique. Malabry est un héros de la Foulée verte. On doit l'écouter. Comprendre ce qui le tracasse… Qui veut répondre à Malabry?
J'ai senti d'instinct que ce serait une excellente occasion de me rattraper de tous les manquements, petits et grands, que j'avais eu la faiblesse de connaître depuis le début du stage, j'ai levé la main.
– Julien?
– Tu gaf gaf Enfance et vaccin, mais gaf gaf tort! Gobe lobe frobe, les sachets pol pot pom pok. Naturel! Dollar!
Ulis m'a regardé avec reconnaissance.
– Merci Julien. Oui, l'aide aux enfants, on n'a rien contre, quand elle n'empiète pas sur les droits de la nature. Sais-tu, Malabry, comment ils emballent leurs kits de première urgence médicale?… C'est du cartonné plastifié.
Il y a eu des sifflements.
– Oui, vous avez raison de vous outrer, la nature met deux cents ans à recycler ce genre de négligence. Ce que l'homme produit en une seconde, les vers de terre en ont pour des générations! La malbouffe les accable, eux, tout autant que nous. Plus grave, certaines particules nocives peuvent remonter la chaîne alimentaire. On n'ose imaginer les conséquences pour ces pays du tiers monde déjà durement touchés par la guerre et la famine.
Ulis a baissé la voix.
– À l'horizon de plusieurs siècles, certaines molécules pourraient passer dans le code génétique. Nous sommes les seuls à en parler. Les grands groupes chimiques, avec la complicité de certains gouvernements, voudraient bien laisser ces données sous le sarcophage du silence.
Malabry était tout confus. Il avait les yeux baissés et il tripotait sa médaille.
– Je ne savais pas.
– Ça ne fait rien, Malabry. Tu n'as rien à te reprocher. Je comprends que tu aies des doutes, toi aussi, malgré ta force de caractère, et ton courage exemplaire. La Foulée verte est habituée à ce genre d'incrédulités. Elle sait bien que l'homme est faible. Elle te pardonne, va.
Il est des cas où la sollicitude fait plus de mal que les réprimandes. Il en pleurait presque, Malabry, de se voir ainsi consolé. Quand il s'est assis enfin, Celsa a pris la parole.
– Pour clore ce débat, je voudrais ajouter qu'Enfance et vaccin est un organisme d'origine USA, oui USA.
– Sam Sam oncle! ai-je glapi.
Celsa a poursuivi:
– Leurs locaux dollars sont un reflet fidèle de ce qui se passe dans leur cœur. Ils sont un pur produit des laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à écouler leurs stocks de médicaments dollars en profitant des maladies du tiers monde. Ne vous y trompez pas! La seule fonction thérapeutique de ces organismes dollars est de donner un lustre de bonne conscience aux mini-bourgeois ouaspe. La lecture qu'ils font des grands problèmes du monde est archaïquement dollar. Souvenez-vous du Viêt-nam.