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L'enveloppe éventrée a laissé paraître… un contrat de subvention pour la Journée de l'enfance tropicale. Pendant qu'on le feuilletait, médusés, un rectangle jaunâtre s'en est échappé. C'était un chèque. Son montant aurait suffi à construire dix éoliennes.

– Dis-moi, Celsa, a fait Ulis, incrédule. T'en es où avec l'industriel? Il a payé son avance?

– La cotisation de base seulement, a précisé Celsa, un peu rose, ce qui allait merveilleusement bio avec son serre-cheveux. Il ne devrait pas tarder.

La lettre jointe au contrat a dissipé nos dernières illusions.

“Chers amis, y lisait-on. C'est avec joie que les établissements Machepot annoncent leur soutien à la Journée de l'enfance tropicale. Votre organisation tututu a toujours tagada œuvre de bienfaisance flafloufla une cause indispensable labada tous unis wimwamwoum éradiquer glaiglougla souffrance des enfants. Nous sommes fiers de compter sur la protection Enfance et vaccin. Ayant souffert à périr des méthodes expéditives de la Foulée verte, nous croyons fermement que votre ONG saura se montrer plus tolérante envers l'industrie du pot d'échappement, activité indispensable à la prospérité économique de notre région. P.-S.: Le chèque ci-joint.”

– Ah! la peau de vache! s'est emporté Josas sans penser un seul instant à la cause animale que sa remarque froissait.

Celsa s'est appuyée contre le mur, blême. L'émotion faisait glisser son corps vers la moquette. La lettre pendait encore, accrochée aux ongles. Jamais je ne l'ai vue aussi vulnérable. Son maintien intérieur cependant restait droit. La courbure de son décolleté (que je n'ai pas pu ignorer malgré le collectif de mes efforts) montrait une détermination qui aurait fait honte à bien des montgolfières.

Saint-Cyr a été le premier à parler. Il a résumé notre situation.

– Le trou dans le budget est béant.

– Eux, ces fientes de chlore, sont pleins comme des rois, a dit Josas.

– Les vaccins ont rompu la trêve, a observé Saint-Cyr. Ils ont poussé l'industriel à la désertion.

Alors Celsa a claqué:

– C'est Machepot le fautif. Machepot a rompu le contrat. Machepot doit payer.

On a regardé Ulis. Il a juste cligné des paupières.

Une clameur de soulagement s'est propagée parmi les bénévoles. L'industriel allait regretter son arrogance! Qu'on se le dise: on ne quitte pas notre protection sans en subir les conséquences. Elle veut bien être gentille, la Foulée verte, elle peut se montrer tolérante et prodigue de lumière aux industriels-pollueurs qui en font la demande, mais si l'on cherche à l'escroquer, ou pire, à la tourner en bourrique, alors pas de pitié! Le plan “épervier”, appliqué aux déserteurs, est déclenché.

Par petites sections de douze, les bénévoles se sont mis en ordre de bataille. Saint-Cyr a ouvert les dépôts. Chacun a pris son paquetage, composé de peinture en bombe (2 ex.), d'un porte-voix pliable, d'un jeu de feutres indélébiles, d'autocollants (100 ex.), d'un poncho jaune, de bottes de caoutchouc jaunes, d'une peau de singe façon armée, d'un filtre bucco-facial contre lacrymogènes (2 ex.), d'une ration de combat, de pastilles pour la toux, de menottes à code secret, et d'une balise Motorola de repérage par satellite. Le rassemblement a été ordonné sur le parvis.

– C'est toi, Saint-Cyr, qui prendras le commandement de l'opération, a dit Ulis. Suis-moi au bureau pour les consignes.

Dehors on entendait déjà le bruit de dizaines de Kickers tapant l'asphalte du talon. Les ordres brefs et bienveillants des chefs de section rassemblaient les bénévoles au carré.

Ulis a déplié le plan de la zone industrielle.

– Être rapide, efficace, imprévisible. Objectif: faire un exemple pour les autres industriels de la région. Machepot. Nous en savons déjà un bout sur ses pots polluants, ce qu'il nous faudrait maintenant c'est des échantillons défectueux, des rebuts, des prototypes, tout ce qui pourrait mettre en lumière ses compromis nauséabonds avec la qualité de l'air. Pendant que la section une s'attachera au grillage de l'usine avec les menottes en essayant de faire le plus de ramdam possible, les sections deux et trois pénétreront dans les bureaux, avec pour cible le centre d'études. La section quatre prendra l'atelier d'assemblage. Qu'on me rapporte tout ce qui ressemble à du plomb, à de l'amiante, au mercure non traité, etc. Prenez le maximum de photos. Regardez s'il y a des cuves rouillées. Inspectez les poubelles. Je veux un descriptif complet de ce qu'ils jettent, et sous quelle forme.

– Attention au poste de garde, de l'autre côté de la barrière, a prévenu Celsa.

– La section cinq s'en chargera, avec leur peinture en bombe. Au bout d'une demi-heure, quand ils verront qu'ils ne peuvent se débarrasser de nous gentiment, les gendarmes seront prévenus. La mission des sections une et cinq est de se faire verbaliser en opposant une résistance modérée, comme on a fait samedi sur l'échangeur d'autoroute. Outrez le côté “ La Foulée verte” quitte à tomber dans le cliché. Ramassez des fleurs, tendez-en aux flics. A six heures pile, je préviens les journalistes. Souriez.

C'est très important. Le jeune au bon cœur, révolté par le laxisme des grands groupes, est très photogénique.

J'étais impressionné par la concision, quasi géométrique, avec laquelle Ulis déployait ses troupes. Ses médailles tintaient.

Il a baissé la voix.

– Maintenant, l'autre objectif. Enfance et vaccin. Il faut tronçonner leurs ressources. Si l'on parvient à endommager la puissance financière de Machepot, on fermera le robinet qui alimente ces bons à rien. La guerre sera aussi financière. En avant!

Saint-Cyr est sorti en bondissant. Sa face rouge excitée faisait plaisir à voir. Puis on a entendu le métronome de nos troupes qui s'éloignaient au pas.

Ulis est venu à la fenêtre.

– Que la prunelle soit sur vous, les petits, a-t-il murmuré en distribuant des hochements de tête.

Il a croisé les mains sur sa poitrine. J'ai chuchoté à Celsa:

– Leur manœuvre vont-ils réussir oui oui?

– N'aie nulle crainte, m'a-t-elle soufflé. Rien de tel qu'une bonne remise de pendules à l'heure. Après, ils sont doux, on peut compter sur une dizaine d'années de cotisations. Certains demandent le plan “gold” d'office. Tiens, Julien, si ça ne tenait qu'à moi, j'enverrais un épervier dès le premier contact. Histoire de mettre les points sur le i d'emblée. Seul problème, ça prend mortel de temps aux bénévoles, surtout à ceux qui se font verbaliser. On manque de bras pour les activités traditionnelles. C'est un débat.

Et tandis qu'elle m'expliquait, elle m'a frôlé plusieurs fois de ses genoux – était-ce uniquement le fruit du hasard? Je suis resté sans voix, comme carbonisé. Dans mon esprit, un cow-boy faisait tournoyer son magnifique lasso sur fond de montagnes et de ciel bleu turquoise.

– Eh! Julien!

C'était Ulis qui me tirait de ma rêverie.

– Tu dors?

Je me suis redressé précipitamment, un peu honteux des images magnifiques qui avaient défilé dans ma tête.

Ulis a rassemblé les quelques bénévoles qui nous restaient, des administratifs pour la plupart.

– On a la défense à organiser. À l'heure qu'il est, si mes intuitions sont exactes, Machepot est en train d'appeler Enfance et vaccin pour faire jouer leur alliance. Ils ne vont pas tarder à venir nous réclamer des comptes. Or les deux tiers de nos effectifs sont sur le terrain. Que peut-on faire, à votre avis?

Sa question était rhétorique. Il allait de soi qu'il connaissait la réponse. Il voulait nous creuser. Car il n'y a pas de meilleur moyen de faire progresser son équipe que de la mettre à l'épreuve. Surtout, comme il regardait intensément Celsa, j'ai compris qu'il venait de faire un geste sublime, un geste pour l'égalité des femmes, comme quoi il n'y avait pas de raison que ce fût lui, un homme, qui prît toutes les décisions stratégiques, cantonnant la femme à un rôle subalterne.

Devant une attitude aussi noble, la voix de Celsa s'est voilée de respect. Elle a dit:

– Si la majeure partie de nos forces n'est pas opérationnelle immédiatement, il faut… il faut… gagner du temps.

Sa voix montait en timbre à chaque seconde, et devenait (je l'ai constaté à regret) irrésistiblement féminine.

– Nous devons interdire l'accès à nos locaux. Fermer les volets. Bloquer l'ascenseur. Les portes des premier et deuxième sont facilement verrouillables de l'intérieur… Oui, Chatou?

Chatou était un chef de section expérimenté. Il a dit:

– Si l'on disperse nos forces sur trois étages, on ne pourra tenir aucun des trois longtemps.

Aussitôt, Celsa a intégré l'information.

– On se rassemble donc collectif au troisième, où nos bureaux sont les plus sensibles à cause des ordinateurs et des affaires de nombreux responsables, et où la porte est la plus fragile car elle ferme mal. C'est là qu'on se barricadera, avec ma table en fer que l'on mettra verticalement, et des chaises la soutenant en porte à faux… Chatou?

– Pour le troisième étage, ça devrait aller. Mais ils auront tout loisir pour défoncer nos un et deux. Le blindage des portes ne tiendra pas une heure.

Celsa était embêtée. En chef véritable, elle ne le montrait pas, mais je le sentais à sa manière détachée de mâcher une racine de gingembre.

Alors Ulis est sorti de son silence.

– La conquête de ces étages par l'ennemi ne sera pas une défaite. Ils n'y trouveront que nos stocks de cirés. Les bureaux des gratuits ne sont pas vitaux à l'organisation. Qu'ils s'épuisent donc à les casser, ça les occupera. Tu es d'accord, Celsa?

Que pouvait-elle répondre?

Elle ne s'est pas démontée.

– Exécution! a-t-elle cogné.

Des bénévoles ont tiré son mastodonte de bureau jusqu'à la cage d'escalier.

Les mains sur les hanches, Celsa les regardait faire, ce qui était parfaitement justifié, non parce qu'elle était une femme, donc faible physiquement, mais parce qu'elle était le chef, et en tant que tel devait veiller au moindre détail de l'opération. Ses ordres secs faisaient plaisir à entendre.

– Faites-moi une ligne Siegfried!… Chaton, gaffe au tiroir qui se sauve!

Pendant qu'ils bouclaient la barricade, j'ai appelé l'ascenseur.

Les vaccins y avaient scotché une dizaine d'enfants brunâtres sans respect aucun pour notre panneau. L'un de ces chérubins, imprimé en relief de qualité luxe, semblait me menacer de son moignon. Je ne me suis pas privé d'arracher sa belle gueule.

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