Parmi les voisins et clients venus prêter main forte au commerçant, Victoire sentit au bout de peu de minutes que deux plus gros que les autres galopaient en jurant et soufflant, à cinquante ou cent mètres derrière elle. Avisant dans sa course un vélo penché contre un mur à droite, elle en saisit au passage le guidon, l'enfourcha dans le mouvement puis se mit à pédaler frénétiquement. Elle s'était assez entraînée quelques semaines auparavant, elle avait affiné sa pratique de ces machines. Mais celle-ci n'était qu'un foutu vélo vert-de-gris minable au timbre atone, aux jantes oxydées, aux garde-boue vibratiles: dynamo rétive, pédales dépareillées, pignons édentés, fourche asymétrique et pneus à plat. Et pas de pompe. Et la selle déhiscente vous déchirait affreusement le cul. Et la pluie tombait.
Malgré ces handicaps, Victoire parvint à prendre assez de vitesse pour entendre bientôt faiblir les injures et les cris dans son dos. Sous le ciel obscur, sous les lampadaires pâles qui s'allumaient en tous-saillant, elle chercha une sortie du bourg en direction de n'importe où. Bientôt elle dépassa le dernier lampadaire et s'enfonça dans le noir. L'entreprise n'était pas commode: le petit phare jaunasse ne se révélait d'aucune utilité, bientôt elle n'y verrait plus rien. Ses cheveux, de plus, lui tomberaient dans les yeux, l'eau de pluie ruisselant sur son visage achèverait de l'aveugler mais elle continuerait de pédaler, maintenant son cap autant qu'elle le pourrait, concentrant toute son attention sur le bord de la route qu'une ligne blanche discontinue, à moitié effacée, matérialisait tant bien que mal.
Elle roula, quelques autos l'éblouirent en la croisant, î'éclaboussèrent en la doublant mais aucune d'entre elles ne semblait transporter de poursuivants. Au bout de quelques hectomètres il était vraisemblable qu'ils avaient laissé tomber, cependant Victoire ne ralentit point son allure. Trempée jusqu'aux coutures de ses vêtements, grelottante, elle continuait de pédaler de plus belle et tout à son effort n'aperçut pas le panneau triangulaire prévenant, sur la gauche, d'un virage aigu. Soudain la ligne blanche s'évapora dans l'ombre, Victoire n'eut pas le temps de vouloir comprendre que déjà sa roue avant dérapait sur l'amorce d'un fossé peu profond puis, sa machine versant, Victoire se trouva projetée au-delà du fossé, dans un roncier délimité par une barrière contre laquelle sa tête vint donner vivement. Mais tant qu'à mourir un jour autant que ce soit maintenant que tout est foutu dans la nuit, la pluie, les ronces, le froid, autant perdre conscience comme on accueille en souriant l'anesthésiste au seuil d'une opération sans espoir. Ainsi les sensations, les bruits ambiants – chaîne étranglée, froissement de garde-boue, dernier soupir du timbre et cliquetis indéfini de roue libre -, tout cela s'en fut en un rien de temps.
Victoire ne reprit conscience que longtemps plus tard, sans ouvrir aussitôt les yeux ni se rappeler quoi que ce fût de son passé, comme elle s'était éveillée quelques mois plus tôt chez Félix mort.
Elle se trouvait alors allongée sous une couverture rêche et raide, tirée sur elle jusqu'au menton. Victoire porta d'abord une main à son front, couvert d'un linge humide plié comme une compresse avant que s'éveillent, l'une après l'autre, des sensations qui faisaient surgir d'abord isolément le souvenir de leur origine puis, s'associant et se recoupant, faisaient renaître la mémoire en général. Une douleur étouffée dans sa tête lui fit se rappeler la barrière et de longues brûlures sur ses mains, ses cuisses et l'une de ses joues lui remémorèrent le roncier, puis elle entrouvrit une paupière. La lumière était faible autour d'elle, d'un jaune un peu rance, à moins que cette impression provînt de l'odeur. Tournant les yeux, Victoire distingua deux hommes assis non loin d'elle dans deux fauteuils disparates et qui la regardaient de part et d'autre d'une lampe à pétrole.
A même son torse nu, l'un d'eux était vêtu d'un anorak beige matelassé dont une manche était déchirée, l'autre d'un tricot marine de camionneur, tous deux portaient de larges blue-jeans maculés de terre et de graisse et de grosses chaussures de marche montantes. L'homme à l'anorak était brun, de morphologie sèche avec un regard vif sans bonté. L'autre était plus massif et moelleux, presque chauve, et ses grosses lèvres ne souriaient guère non plus, et son visage rappelait celui de l'acteur de cinéma Zéro Mostel, et Victoire fut surprise et brièvement fière de ce que, dans son état, cette ressemblance lui apparût sur-le-champ. Ces deux hommes se taisaient.
Victoire voulut parler, mais d'abord pour dire quoi, puis une nausée l'envahit dès qu'elle essaya d'agiter ses lèvres, si sèches au demeurant qu'elles paraissaient des croûtes grumeleuses et racornies, corps étrangers à sa personne. Taisez-vous donc, fit à voix basse l'homme sec, ne parlez pas encore, restez tranquille. Vous êtes bien à l'abri ici. L'autre s'était éloigné pour saisir une bouilloire sur une bonbonne de Butane coincée entre deux cantines.
Ayant hoché la tête – mais dans ce mouvement tout son corps basculait en arrière -, Victoire ferma les yeux – tout bascula de plus belle – puis les rouvrit; précautionneusement elle inspecta les lieux. Elle reposait sur un matelas jeté à même un sol de terre battue, dans une petite pièce au plafond bas, genre de cabane aux murs faits de plaques assemblées d'Everite, de Placoplâtre et de fibrociment. Des images pieuses et des photos profanes extraites de magazines géographiques, pornographiques et sportifs ornaient leur surface en compagnie d'échantillons de papier peint. Le mobilier consistait en caisses de formats divers, avec un autre matelas plus grand poussé contre le mur d'en face, mais aussi quelques fauteuils et tablettes endommagés et raccommodés. Par terre traînaient autant d'ustensiles de cuisine que d'outils, des étoffes hésitant entre habit et chiffon, des sacs publicitaires sur des souliers, un réveil mécanique arrêté à onze heures, une radio surmontée d'une fourchette fixée dans le tronçon d'antenne par une de ses dents.
Zéro Mostel revint avec un bol et le tendit à l'homme sec qui en fit boire doucement le contenu à Victoire, par petites gorgées, lui soutenant la tête. Il pouvait s'agir de bouillon de poule en sachet qu'aromatisaient, semblait-il, des herbes. C'était chaud, cela se diffusait lentement et uniformément dans le corps, Victoire se rendormit presque aussitôt après. Quand elle rouvrit les yeux, peut-être le lendemain, elle était seule. Obturé par une feuille de plastique, un trou dans le mur laissait deviner un soleil vif établi haut dans le ciel. La porte de la cabane s'ouvrit, poussée par l'homme sec qui s'immobilisa dans l'embrasure, tenant un lapin mort par les oreilles. Victoire et cet homme échangèrent un regard puis l'homme sourit et, saisissant un long couteau à désosser, d'un geste vif décapita l'animal dont le corps tomba sur ses chaussures et Victoire s'évanouit à nouveau.
L'homme sec s'appelait Castel, Zéro Mostel Poussin. Castel et Poussin répondaient tous deux au prénom de Jean-Pierre donc il serait plus simple, envisagea Poussin tout en remontant l'oreiller de Victoire à son réveil suivant, pendant que Castel faisait cuire le lapin, de nous appeler plutôt par nos noms. Sinon on ne s'y retrouvera plus. Poussin paraissait moins abrupt que Castel, ses manières n'étaient pas si raides: reprenant ses esprits, Victoire avec lui fut un peu rassurée.
Les deux hommes avaient une cinquantaine d'années, des manières de chemineaux mais ils s'exprimaient avec une précision non exempte, chez Poussin, de préciosité. La voix de Castel était un peu cassée, lyophilisée, sèche comme un échappement de moteur froid, quand celle de Poussin sonnait tout en rondeur et lubrifiée, ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d'objet dérapant dans l'huile. Ils vivaient, sans argent, à l'écart des hommes et se nourrissaient de restes récupérés la nuit dans les décharges et les poubelles proches, et parfois également de petits animaux qu'ils savaient capturer, lapins mais aussi hérissons voire lézards, et sexuellement semblaient se satisfaire l'un de l'autre. Ce qui est tout bénéfice pour vous, fit un jour observer Poussin à Victoire. Car faute de quoi vous aurions-nous violée, sans doute, et qu'aurions-nous bien pu faire de vous après?
Ils menaient cette existence depuis trois ans sans avoir été dérangés. Suite à leur mise à pied dans la même entreprise de composants électroniques où ils exerçaient des fonctions mal rémunérées, plutôt qu'errer dans l'état de chômage en région parisienne ils avaient décidé de se retirer à la campagne. Leurs moyens ne leur permettant pas de réaliser bourgeoisement ce projet, c'est après de longues marches et de soigneux repérages dans la région, dont le climat leur convenait, qu'ils avaient découvert cette ruine isolée. Ils l'avaient investie, consolidée, aménagée au mieux, et bien que les premiers temps, regrettait Poussin, eussent été un peu rudes, ils y avaient pris goût avant de s'y habituer. Victoire s'inspira de leur récit pour en forger un qui pût justifier sa propre situation. Divorce, licenciement, saisie, délits mineurs, vagabondage, maille à partir avec le tribunal correctionnel et dérive sans objectif. Enfin voilà, conclut-elle, j'ai l'impression de m'être perdue. Ce n'est pas forcément plus mal, dit Poussin. Si nous ne nous perdions pas, nous serions perdus.
C'est avec lui que Victoire s'entendit le mieux, d'abord, lui qui avait soigné les blessures consécutives à sa chute de vélo, puis réparé le vélo. C'est avec lui qu'elle resta les premiers temps à la maison pendant que Castel partait à la pêche, à la chasse, à la recherche des matières premières ou des restes qu'il revenait à Poussin d'accommoder; on causait. Puis ce fut à Castel de se détendre et d'emmener Victoire dans ses expéditions, qui acquit ainsi quelques techniques élémentaires, chasse au merle à l'arc, saisie du goujon à main nue, construction de pièges avec trois grosses pierres et deux brindilles en rupture d'équilibre, toutes choses proscrites par le législateur. Elle s'informa des précautions à prendre dans l'exercice de ces activités menées sans permis, en des temps défendus et des lieux réservés, au moyen d'engins prohibés. Ensemble ils se rendirent aussi la nuit dans les décharges, sur des chantiers, pour y chercher un pot de peinture ou un sac de ciment, du gaz, des fauteuils et tablettes que rafistolerait Poussin.
Par prudence, donc par principe, rare était le recours à l'appropriation, strictement réservée aux biens dont on a besoin neufs, ceux qu'on ne peut remplacer par leur double usagé – somme toute assez peu de choses quand on y pense, moins qu'on croirait. Les ingrédients alimentaires de base, les lames de rasoir, les bougies, à l'occasion le savon. Pour tout le reste on pouvait s'arranger dans le récupéré. Même les chaussures dont le monde se débarrasse souvent à moitié neuves, voire neuves de temps en temps, quoique ce ne soit pas forcément la bonne pointure; même les piles à peine vierges dans les télécommandes jetées. Cependant, pour les besoins de Victoire il arriva qu'à titre exceptionnel on s'emparât de sous-vêtements étendus à sécher sur un fil. Et les soirs on jouait aux cartes au son du poste, la musique et les retransmissions sportives, on suivait les informations.