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Comme un soir au Central on lui avait fait part de la disparition de Victoire, Louis-Philippe s'était mis à sa recherche et le voilà, tu imagines bien pourquoi je suis là. En substance, lui représenta-t-il, d'après les informations qu'il avait pu recueillir, Victoire n'était pas vraiment soupçonnée de la mort de Félix mais mieux valait, dans le doute, se tenir à carreau. Rester à l'écart, se montrer le moins possible. Sa responsabilité ne serait sans doute pas écartée. Louis-Philippe la tiendrait au courant de la suite des événements. Il allait continuer de se renseigner. Dès ce soir il rentrait à Paris. Sous huitaine il donnerait des nouvelles: n'entreprends rien avant que je t'aie fait signe. Après son départ, Victoire était remontée dans sa chambre d'où, s'étant allongée pour tenter de réfléchir, elle perçut un des chocs discrets déjà repérés, suivi de deux autres. Cette fois ce fut d'abord sous forme de gong, puis de clapotis, puis de frisson de feuilles froissées. Mais pas plus que les fois précédentes elle ne parvint à déterminer leur origine.

Les jours suivants, pour s'occuper un peu, Victoire eut plusieurs fois l'idée de faire le ménage mais s'en tint là, découragée par l'ampleur du projet. Puis elle tenta de s'occuper du jardin, ratisser le gravier, tondre ce qui avait dû former une pelouse ou recueillir dans un panier les branches mortes des géraniums dégénérés – mais d'abord elle ne savait pas s'y prendre, ensuite un outil lui manquait toujours.

Encore un mois vint à passer puis ce fut la société des hommes qui se mit à lui manquer. Négligeant les conseils de Louis-Philippe qui ne s'était pas représenté, Victoire sortit plus fréquemment de chez elle et se montra. Terrasses de cafés, bars d'hôtels, restaurants de poissons dont les bacs d'huîtres dégageaient un parfum de cuir. Mais tout cela sans résultat: si quelques hommes chaque fois ne manquaient pas de l'aborder, jamais aucun d'eux ne faisait l'affaire. Elle dut attendre un beau soir, près du port, pour en trouver un.

Gérard, vingt-deux ans, joli garçon très élancé, plein de sourires à géométrie variable, vêtu d'un manteau de cuir bleu nuit souple usé, de pantalons de velours côtelé noir et de cols roulés ajustés, chaussé de bottines à élastiques, traînait en compagnie d'autres jeunes gens nommés Fred ou Carlo, Ben et Gilbert et son barzoï, et les filles s'appelaient Chris, Gaëlle et Bille avec laquelle Gérard était plus lié. On se retrouvait tous les jours à treize heures à la terrasse du même bar. Gérard leur présenta Victoire qui passa quelques soirs avec eux mais, vu la tête que faisait Bille, préféra bientôt rester chez elle en attendant que le jeune homme la rejoignît, assez tard dans la nuit.

Victoire laissait la porte ouverte et, pendant que Gérard montait l'escalier, les côtes du velours noir produisaient en se frottant les unes aux autres une plainte étouffée, granuleuse, évoquant un roucoulement de pigeon en apnée, dont la tonalité s'aiguisait comme Gérard grimpait de plus en plus vite. Il la retrouvait éveillée dans le noir puis ils s'endormaient une ou deux heures après. Le lendemain matin, surprise quand Gérard se levait le premier, Victoire enfouissait aussitôt son visage au fond de l'oreiller, tâchant de rattraper le sommeil comme sur un quai l'on court après un train en marche. Mais, alors qu'il s'habillait devant la fenêtre, sa silhouette sombre à contre-jour sur le parallélogramme clair, Victoire ayant ouvert l'oeil un instant conservait imprimé ce profil sur sa rétine, négatif blanc sur noir, et se rendormait en regardant cette photo de Gérard contre elle, derrière ses paupières closes.

Le jeune homme, malgré tout, la vouvoyait toujours, ayant du mal à se mettre au tu. Même quand la nuit, couchés, voluptueusement on roulait à la deuxième personne du singulier, il suffisait d'un rien, pause ou diversion, pour qu'il reprît l'usage du pluriel. Et parmi tous les agréments qu'il procurait, les promenades en voiture avaient aussi du bon. Doué pour la mécanique, entretenant soigneusement une Simca Horizon périmée de couleur beige qui ne présentait ni le charme de l'antique ni le confort du neuf, Gérard fit faire à Victoire quelques tours dans le pays, plages et Pyrénées, allers-retours en Espagne, déjeuners dans les épiceries de montagne égrenées sur le pointillé de la frontière. Ce fut au cours d'un de ces déplacements que la voiture, une fois, fut arrêtée par un contrôle de police routinier: papiers du véhicule. Pendant que Gérard fouillait ses poches, Victoire s'était légèrement tassée sur son siège en regardant droit devant elle, une main crispée sur la poignée de la portière. Puis, comme on les avait laissé repartir, Gérard en se tournant vit que Victoire avait changé de visage, ça n'a pas l'air d'aller? Rien, dit Victoire, non. Vous faites une tête, insistait Gérard, c'est la police? Non, répéta Victoire, rien. Il eut un de ses sourires, ils se turent avant de parler d'autre chose deux kilomètres plus tard.

Louis-Philippe reparut courant avril, mais ne s'attarda pas plus de quelques minutes. Il ne se risqua même pas dans le pavillon, préférant parler à Victoire près de sa voiture, une petite Fiat blanche sans importance, portière ouverte, sans même couper le contact. L'air absent, s'excusant de ne pas s'être manifesté plus tôt, Louis-Philippe assura profiter de ce qu'il passait dans le coin pour apporter quelques nou-,' velles. Celles-ci se résumaient à peu de chose. Il semblait que rien n'eût progressé, que la mort de Félix restât affaire pendante et que Victoire, dans l'expectative, dût rester au calme et dans la discrétion. Cela dit, comme faute de mieux on s'en allait risquer de parler du temps, une brève explosion sèche suivie d'un cliquetis de cascade vitrée se firent entendre à l'arrière de la voiture. On se retourna, on observa que la glace arrière du véhicule venait de s'orner d'une cavité circulaire de cinq centimètres de diamètre et dont la couronne se craquelait. Sur la plage arrière, parmi les débris de verre Securit, reposait à présent une balle de golf de marque Titleist n° 3. Ayant émis un juron bref, Louis-Philippe empocha la balle avant d'embrayer en grommelant.

Victoire, ayant enfin compris l'origine des bruits anonymes qui l'intriguaient depuis son arrivée, découvrit les semaines suivantes d'autres balles dans le jardin, échappées de leur territoire par-dessus les blocs et chicanes de buissons ceignant le terrain de golf. Son œil s'étant habitué à discriminer les petites sphères blanches à peau d'agrume, chacune semblait dès lors en engendrer une autre comme si leur forme, une fois identifiée, permettait de les reconnaître indéfiniment, plus tard elle en ramasserait encore beaucoup d'autres. On les trouvait éparses dans les rues et les jardins voisins comme des œufs de Pâques aléatoires, coincées dans les mailles d'un grillage, en attente au creux d'une gouttière, en souffrance au fond d'un talus.

Ces balles perdues tombaient aussi de temps en temps, les cabossant, sur les voitures et même parfois, les assommant, sur les voisins. Victoire prit l'habitude de les récupérer, les fourrant dans sa poche avant de les accumuler dans l'armoire de la chambre inoccupée, au-dessus des draps derrière quoi se dissimulaient ses économies. D'abord elle ramassait celles qu'elle trouvait, au hasard de ses promenades, puis cette collection devint une fin en soi, peut-être un peu envahissante: Victoire ne sortait plus sans les rechercher systématiquement, échouées ça ou là, plus ou moins tachées d'herbe et de terre et de marques Hogan et Maxfli, Pinnacle et Slazenger, numérotées de 1 à 4, toujours elle dirigeait son regard vers le sol. Deux semaines passèrent encore, les jours avec les balles de golf, les nuits avec Gérard qui disparut comme suit.

Victoire, la première nuit qu'il fit défaut, ne s'était pas éveillée vers l'heure habituelle de son arrivée, comme si elle avait prévu cette absence. Elle se trouva juste surprise, et la tête creuse, d'ouvrir les yeux face au rectangle ce matin-là gris fer de la fenêtre, seule. Un peu surprise mais soulagée, plus surprise encore d'être soulagée, Victoire fit un café qu'elle but seule sur une chaise de paille traînée dans le jardin, sous un châle, ses yeux fixes ou mi-clos sous le ciel orageux. Celui-ci déconseillant de sortir, elle passa la journée chez elle, chauffant une conserve et se couchant à vingt-deux heures trente avec un livre.

Cette fois elle s'éveillerait au milieu de la nuit, tenterait de lire dans le noir l'heure sur sa montre avant d'allumer sa lampe, trois heures vingt-cinq. Elle éteignit pour aussitôt rallumer, sachant qu'elle ne se rendormirait pas ni ne recourrait au livre, au walkman, à rien. Debout, mobile, Victoire parcourrait toutes les pièces du pavillon, ce qui prendrait peu de temps, les parcourrait deux fois, poussant deux chaises à leur place en pliant un vêtement abandonné sur un dossier, repoussant un pot de fleurs, trois assiettes dans l'évier. A cette heure de la nuit, tout bruit décuple son écho, le moindre entrechoc donne un pizzicato, lorsque Victoire s'y mit la vaisselle produisit une symphonie, l'aspirateur un opéra puis, objet par objet, Victoire très énervée se mit à nettoyer toute chose sous toutes ses faces: ménage à fond.

Deux heures plus tard il faisait toujours nuit mais toute chose avait pris l'éclat du neuf sous l'électricité, Victoire n'ayant rien négligé sauf les vitres qu'on ne fait bien qu'au soleil. Mais, toujours trop agitée pour retourner se coucher, elle entreprit alors un inventaire systématique de la maison. Ce faisant elle se voyait fébrile, s'inquiétait et se moquait de sa fébrilité, poussait irrégulièrement de brefs éclats de rire. L'un après l'autre elle ouvrit les placards, les tiroirs, les nettoyait après les avoir vidés de leur contenu qu'elle remettait en place également nettoyé. Le rez-de-chaussée, d'abord, puis l'étage: sa chambre puis l'autre chambre jusqu'à l'armoire contenant, dans le tiroir du bas, ses balles de golf et son argent liquide sous les draps. Il était alors près de six heures du matin. Mais une fois les draps retirés, elle resta presque une demi-minute immobile en essayant de comprendre ce qu'elle voyait. Puis elle passa sa main dans le fond du meuble, à plusieurs reprises, comme si cela ne pouvait la convaincre que, si pas une balle ne manquait, en revanche il ne restait plus un seul billet. Tout l'argent s'en était allé.

Baignée, maquillée, parfumée, Victoire s'installa peu avant midi à la terrasse d'un café sur le port. Le ciel était couvert comme la veille, l'air humide et frais, les tables constellées de gouttelettes et personne d'autre qu'elle n'occupait la terrasse. Victoire paraissait calme bien qu'elle se reprojetât, sans cesse, la scène du tiroir vide devant l'armoire. A cet instant le vacarme domestique avait fait place à un silence beaucoup plus tumultueux. Penchée vers le meuble, Victoire s'était lentement redressée puis aussitôt repenchée pour extraire de sa cage le tiroir vide et regarder encore au plus profond du meuble, comme si le papier-monnaie pouvait traverser le chêne. Elle avait même agité le tiroir renversé, d'où n'étaient lentement tombées que particules. Ensuite, le tenant par sa poignée comme une valise, elle était passée dans sa chambre et s'était dirigée vers la fenêtre par où le jour tardait à s'annoncer. Comme elle passait devant le miroir elle s'était arrêtée puis, surprenant le reflet de son visage, elle en avait laissé tomber le tiroir à ses pieds.

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