Tout le temps que Noëlle Valade avait parlé, Victoire dans les interstices livra le moins d'informations possible sur elle-même. Non par méfiance particulière, en tout cas pas seulement, mais telle était son habitude et Louis-Philippe, souvent, le lui avait reproché. Mais Victoire est ainsi: comme il faut bien parler quand on rencontre du monde, elle s'en sort en posant des questions. Pendant que le monde répond, elle se repose en préparant une autre question. C'est toujours ainsi qu'elle procède, elle croit que le monde ne s'en aperçoit pas.
Après le départ de la propriétaire, demeurée seule devant le pavillon, Victoire le regarda comme si c'était quelqu'un, non sans méfiance, prête à se défendre comme elle se tenait souvent avec les hommes quand même rien ne pouvait la menacer, mais suggérant ainsi qu'on le pût lorsqu'on ne pensait rien de tel. Sans doute ce regard avait-il joué son rôle dans la brièveté des emplois occupés jusqu'ici par Victoire, dans le non-renouvellement de ses contrats à durée déterminée. De fait, ces derniers mois, Victoire n'avait examiné qu'évasivement le marché de l'emploi, cherchant moins qu'attendant une opportunité, comptant moins pour vivre sur ses économies contenues à présent dans son sac que sur Félix qui s'était occupé, jusqu'à la veille, de tout.
Plus tard elle venait d'inspecter le pavillon en détail, d'ouvrir les penderies vides où s'entrechoquaient des cintres et les tiroirs pleins d'objets incomplets: albums photographiques désaffectés, clefs sans étiquette, cadenas sans clefs, manches d'accessoires et poignées de portes, tronçons de bougies, fragments de montants de lit, montre privée de sa grande aiguille. Sur des consoles se dressaient quelques chandeliers vides et lampes sans prise, ainsi que ce qu'on doit appeler un photophore, un soliflore, posés sur des napperons de canevas et de dentelle gâtée. Deux statuettes exotiques attestaient d'un passé colonial.
Dans un placard, parmi les nids à poussière, Victoire mit la main sur deux vieilles boîtes de dragées à ganses rosé et bleu passés, prolongées de pompons et glands, contenant encore de petites billes en sucre dont la pellicule d'argent s'écaillait. Au mur elle redressa un portrait d'inconnu. Dans la salle de bains, brosses à dents sans poils et biscuits de savon, croupissaient d'anciens accessoires sanitaires délités et gluants, dégoûtants, moulés dans la première génération de matière plastique. Toutes fenêtres ouvertes, il faudrait attendre quelques jours pour que tout cela perde un peu de son odeur, sans jamais sécher complètement.
Victoire s'installa vite, ne changeant rien à l'arrangement du rez-de-chaussée puis n'usant, dans la chambre qu'elle choisit à l'étage, que d'une commode pour ranger ses vêtements. Elle disposa ses objets personnels – deux livres, un walkman, un petit éléphant d'étain – sur une table de nuit près du lit. Mais elle dissimulerait son argent dans une armoire de l'autre chambre au fond d'un large tiroir contenant des draps plies. Raides, humides comme tout le reste, ces draps n'avaient pas été déployés depuis longtemps, un trait gris-brun jaunâtre courait le long de leur pli.
Elle vida sa chambre de tous les meubles et accessoires de sorte qu'hormis la commode et le lit, tiré face à la fenêtre dévêtue de ses rideaux, rien ne resta qu'un grand miroir fixé au mur latéral. Ainsi, dans la journée, Victoire couchée n'aurait devant elle qu'un rectangle de ciel tel une page blanche, grise, bleue selon le temps, divisée par une marge centrale au tiers de laquelle une espagnolette posait un point. Les premiers jours elle demeura souvent ainsi, allongée sur son lit, soit qu'elle essayât de penser à sa vie, mais en vain, soit qu'elle s'efforçât aussi vainement de ne point y penser. Régnant en maître autour du pavillon, le silence général ne favorisait pas ces tentatives.
D'un côté, le terrain de golf était assez fréquenté: on y apercevait des groupes de silhouettes, immobiles ou décomposant leur mouvement. De l'autre, quoique visible, l'océan était trop éloigné pour qu'on pût l'entendre. Nul écho non plus n'émanait des demeures alentour bien que Victoire, au bout de quelque temps, commençât de percevoir des sons légers, parfois, aux environs du pavillon. C'étaient des bruits de chute ou de choc discrets, à peine audibles, de nature et d'amplitude variables, étouffés ou mats, parfois suivis de rebonds: une fois ce fut un éclat de verre brisé, une autre un impact de grosse caisse, un grincement bref, un pétard faisant long feu, une seule fois un cri étouffé. Ils survenaient sans régularité, une ou deux fois par jour, certains jours pas du tout. Victoire finit par se mettre à l'affût sans pouvoir établir leur origine. Il suffisait parfois, après que deux jours de suite ils ne se furent plus manifestés, qu'elle oubliât leur existence pour qu'inopinément l'un d'eux vînt rappeler à son souvenir leur série. Au moins, ne se produisant jamais de nuit, ne troublaient-ils pas son sommeil.
Les premiers jours elle partit, chaque matin, lire les feuilles locales et nationales près de l'océan, toujours au même endroit quand le temps le permettait. Le temps le permit souvent et l'endroit, séparé du rivage par une étroite route côtière, était une esplanade pentue en voie d'aménagement, récemment plantée d'arbustes malingres chaussés de film plastique et meublée de bancs neufs. Les premiers jours elle chercha dans tous les journaux – faits divers ou nécrologie – quelque information relative à la mort de Félix, sans résultat. Quand il parut probable qu'il n'en serait plus question, Victoire réduisit ses achats de quotidiens qu'elle finit par ne plus parcourir qu'à peine, les gardant ouverts sur ses genoux tout en considérant l'océan.
Sur celui-ci, quel que fût le ciel, comme des bouées ou des ballons jetés, dérivaient à toute heure des têtes de surfeurs en attente de la vague. Celle-ci paraissant, chacun pour l'attraper se hissait sur sa planche et s'élançait de biais dans sa pente, s'y maintenant quelques secondes avant de se renverser en parabole fluorescente, s'immerger dans l'écume et que tout fût à recommencer. Patientes, sur la petite route ourlant le rivage, leurs compagnes attendaient les surfeurs à l'intérieur de minibus aménagés: passant à leur hauteur en retournant chez elle, Victoire entendait grésiller les autoradios.
Bientôt elle se mit à sortir dans la journée, les après-midi puis même les soirs mais prudemment, comme en convalescence et marchant sur des œufs. Il y avait peu de touristes en cette saison, peu de jeunes inactifs: seulement quelques couples âgés, parfois étrangers, qui photographiaient le paysage, se photographiaient dans le paysage ou priaient un quidam de les photographier ensemble sur ce fond. Ils souriaient alors à leur appareil en le surveillant, leur sourire légèrement altéré par l'idée que le quidam puisse prendre soudain la fuite avec cet appareil. Il arrivait qu'on demandât ce service à Victoire, qui s'exécutait volontiers mais qui d'ordinaire se tenait à l'écart, évitant le champ des objectifs comme des zones de radiations. Elle dut quand même être à plusieurs reprises fortuitement photographiée à son insu, à l'arrière-plan d'un couple au sourire circonspect, et sans doute ces clichés existent-ils encore.
Les jours de grand soleil, il arrivait aussi qu'elle passât un moment sur la plage qui était, comme toute plage en hiver, une vaste étendue désaffectée, inutile, profondément griffée par les puissants tracteurs du service de nettoiement – malgré lesquels restaient encore, enfouis entre deux sables, pas mal de déchets organiques ou manufacturés, oubliés par les baigneurs de la saison chaude ou ramenés par les marées. Peu de monde la parcourait: jeunes couples étroitement étreints ou retraités d'importation, flanqués de gros chiens mordillant une branche ou de plus petits saucissonnés dans un tricot. Victoire s'installait à l'abri, loin de l'eau glacée, dépliait une serviette puis un journal et, assise sur celle-là, feuilletait celui-ci sous son walkman. Elle continuait ainsi à consulter la presse quelque temps, puis cessa de se la procurer dès le lendemain du jour où l'on vint sonner à sa porte.
C'était en début de matinée, vers dix heures, quelque trois semaines après son arrivée, Victoire n'attendait évidemment personne. Passée sans transition de son lit à la baignoire, elle continuait d'y somnoler dans l'eau réglée à la température des draps: le timbre enroué fixé près de l'entrée, en bas, ne lui fit pas ouvrir un œil. On insista, par deux coups brefs, puis on parut abandonner. Le grelot disparu sans laisser d'écho, Victoire immergée n'était même pas très sûre de sa réalité, vingt secondes plus tard elle n'y pensait plus.
L'après-midi du même jour, comme elle vaquait à la cuisine vers l'heure du thé, un courant d'air fit s'ouvrir puis claquer bruyamment la fenêtre de sa chambre. Elle monta l'escalier pour aller fermer le battant mais d'abord, accoudée à la barre d'appui, elle considéra la mer vide.
Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d'un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoudé au bastingage, le radiotélégraphiste affecté à ce cargo considérait dans sa longue-vue la côte pointillée de pavillons, les drapeaux flaccides hissés sur les plages et les dériveurs aux voiles fasseyantes, affaissées comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiotélégraphiste observa le bimoteur à hélices traînant une banderole publicitaire environnée d'oiseaux marins traçant des chiffres, sur fond de nuages passant du même à l'autre et du pareil au même. Puis, d'un coup, le vent soudain relevé fit battre sèchement les drapeaux, les voiles se gonflèrent en bulle, un dériveur versa, les chiffres se divisèrent, la banderole ondula dans un spasme et la fenêtre faillit à nouveau claquer cependant qu'à la porte on venait à nouveau de sonner. Retenant le battant, Victoire se pencha silencieusement vers l'extérieur sans reconnaître aussitôt l'intrus qui, tête par avance renversée en arrière, regardait dans sa direction. Mais qu'est-ce que tu fais là? dit-elle. Ouvre-moi, répondit Louis-Philippe.
Interdite, Victoire le considéra sans se demander comment il avait retrouvé sa trace, descendit l'escalier puis ouvrit la porte. Louis-Philippe avait un peu changé depuis la dernière fois. Certes il était toujours le même petit homme maigre aux épaules oubliées, aux yeux noyés de soucis sous des lunettes épaisses, au front barré de regrets, mais il avait l'air moins affamé que d'habitude et sa tenue était plus soignée. Tombant à pic sur sa personne, nets et repassés comme des billets de banque japonais, ses vêtements soigneusement choisis ne devaient pas l'avoir été par lui. Tu m'as l'air en pleine forme, exagéra Victoire. C'est-à-dire que je me nourris mieux, hésita Louis-Philippe, je m'alimente un peu mieux.