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VI Le secret de la cave

Après les péripéties de cette première journée où j’avais réussi à jouer avec assez de bonheur mon rôle de roi de Ruritanie, nous nous trouvâmes seuls dans le cabinet de toilette du roi, Fritz von Tarlenheim, Sapt et moi. À bout de forces, je me jetai dans un fauteuil. Sapt alluma une pipe. Il n’exprimait pas sa satisfaction de l’étonnante réussite de notre entreprise hardie, mais tout en lui respirait la joie.

Le succès, aidé peut-être par le bon vin, avait fait de Fritz un autre homme.

«Voilà une journée que vous n’oublierez pas de si tôt, cria-t-il. Cela doit être amusant de jouer au roi pendant douze heures. Mais faites attention, Rassendyll, n’engagez pas votre cœur dans la partie. Je ne m’étonne pas que le duc Noir ait eu l’air plus sombre encore que de coutume. Vous et la princesse, vous paraissiez avoir tant de choses à vous dire!

– Qu’elle est belle! m’écriai-je.

– Laissons là les femmes, grogna Sapt. Êtes-vous prêt à partir?

– Oui», fis-je avec un soupir.

Il était cinq heures. À minuit, je me retrouverais Rodolphe Rassendyll comme devant. J’en fis la remarque en plaisantant.

«Vous aurez bien de la chance, reprit Sapt, si vous n’êtes pas feu Rodolphe Rassendyll. Je ne suis pas tranquille, et tant que vous serez dans la ville, il me semblera sentir ma tête branler sur mes épaules. Vous savez qu’il est arrivé un courrier de Zenda pour Michel. Il s’est retiré dans une chambre pour lire la dépêche. Je l’en ai vu ressortir, pâle, les yeux hagards, comme un homme qui vient de voir un spectre.

– Je suis prêt», fis-je.

Les nouvelles de Sapt augmentaient, s’il se peut, mon désir de ne pas m’attarder. Sapt s’assit.

«Il faut que je rédige un ordre nous permettant de sortir de la ville. Vous savez que le duc Michel en est le gouverneur et nous devons éviter le moindre obstacle. Vous allez signer ce laisser-passer.

– Mon cher colonel, je n’ai jamais appris à faire des faux.» Sapt sortit de sa poche une feuille de papier.

«Voici une signature du roi, dit-il, et voilà – il fouilla encore une fois dans sa poche – du papier à décalquer. Si vous ne pouvez pas imiter un joli «Rodolphe» en dix minutes, eh bien!… moi, je peux.

– Votre éducation a été beaucoup plus complète que la mienne, fis-je, c’est vous qui écrirez le «Rodolphe»!»

Et cet étrange héros vint à bout d’une signature royale tout à fait acceptable.

«Maintenant, Fritz, ajouta-t-il, c’est bien entendu, le roi est couché, il est fatigué, personne au monde ne doit le voir avant demain neuf heures. Vous comprenez: personne au monde.

– Je comprends, répondit Fritz.

– Il se pourrait que Michel vînt et insistât pour parler au roi. Vous répondriez que, seuls, les princes du sang ont accès la nuit auprès de Sa Majesté.

– Cette réponse ne me gagnera pas le cœur de Michel, reprit Fritz en riant.

– Si on ouvre cette porte pendant notre absence, il ne faut pas que je vous retrouve vivant pour me le raconter.

– Inutile de me faire la leçon, colonel, interrompit Fritz avec hauteur.

– Tenez, continua Sapt en se tournant vers moi, enveloppez-vous dans ce manteau, et mettez ce bonnet sur votre tête. Mon ordonnance m’accompagne, ce soir, au pavillon de chasse.

– Je ne vois à ce beau projet qu’un obstacle, observai-je: c’est que je ne connais pas de cheval au monde capable de faire un trajet de quinze lieues avec moi sur son dos.

– Il y en a un pourtant, il y en a même deux: le premier est ici, le second au pavillon. Voyons, êtes-vous prêt?

– Je suis prêt.»

Fritz me tendit la main. «Au cas…»

Et nous nous embrassâmes.

«Allons, pas de sentiment, grogna Sapt. En route.»

Et il se dirigea non du côté de la porte, mais vers un panneau dans la muraille qu’il fit glisser, et qui nous livra passage.

«Sous le règne du vieux roi, dit-il, c’était un chemin que je prenais souvent.»

Je le suivis le long d’un étroit passage, au bout duquel nous trouvâmes une lourde porte de chêne. Sapt l’ouvrit. Elle donnait sur une rue tranquille qui longeait l’extrémité des jardins du palais. Un homme nous attendait là avec deux chevaux: un magnifique bai brun, une bête superbe, charpentée de manière à ne fléchir sous aucun poids, et un vigoureux alezan brûlé. Sapt me fit signe d’enfourcher le bai, et, sans prononcer une parole, nous nous mîmes en route.

La ville était encore pleine de bruit et de gaieté, derniers échos de la fête, mais nous choisîmes les quartiers tranquilles. Mon manteau m’enveloppait entièrement et me cachait la moitié de la figure; le large bonnet dissimulait mes cheveux révélateurs. Sur les indications de Sapt, je me couchai sur ma selle et je trottai le dos tellement courbé que j’espère bien n’avoir plus jamais à me livrer à cet exercice sur un cheval. Nous enfilâmes un sentier long et étroit où nous rencontrâmes pas mal de vagabonds et de bruyants chemineaux. Et, comme nous galopions, nous entendîmes les cloches de la cathédrale qui lançaient encore à tous les échos leur sonnerie de bienvenue au roi. Il pouvait être six heures et demie, et la nuit commençait à tomber. Enfin nous atteignîmes l’enceinte de la ville, et nous nous arrêtâmes devant une porte fermée.

«Arme au poing, me souffla Sapt. S’il essaye de parler, il faut lui fermer la bouche.»

J’armai mon revolver. Sapt appela le gardien. Le ciel nous protégeait! Une fillette de treize à quatorze ans parut sur le seuil.

«Pardon, monsieur, mais papa, est allé voir le roi, et il a dit que je ne devais pas ouvrir la porte.

– Vraiment, mon enfant! dit Sapt, en mettant pied à terre. Il faut lui obéir. Donnez-moi la clef.»

L’enfant avait la clef dans la main: Sapt la prit, mit à la place une couronne.

«D’ailleurs, j’ai un ordre signé: tu le montreras à ton père. Ordonnance, ouvrez la grille.»

Je sautai à bas de mon cheval. À nous deux, nous parvînmes à ouvrir la lourde grille, nous fîmes sortir nos chevaux, et nous la refermâmes derrière nous.

«Que Dieu protège le gardien! Il ne fera pas bon être à sa place si Michel apprend la chose. Allons, l’ami, un petit temps de galop, mais modéré, tant que nous serons près de la ville.»

Une fois hors de la ville, le danger devenait moins pressant. La campagne était déserte, les maisons fermées, tous les habitants s’étaient attardés en ville à boire et à s’amuser. À mesure que le jour tombait, nous pressions notre allure. La nuit était splendide. Bientôt la lune parut. Nous parlions peu, et seulement pour constater la distance parcourue.

«Je voudrais bien savoir pourtant, dis-je, ce que les dépêches du duc lui annonçaient.

– Je me le demande.»

Nous fîmes halte un moment pour boire et rafraîchir nos chevaux, perdant ainsi une demi-heure. Dans la crainte d’être reconnu, je n’osai pas entrer dans l’auberge, je rentrai à l’écurie avec les chevaux.

Nous nous étions remis en marche, et nous avions fait environ vingt-cinq milles quand Sapt s’arrêta brusquement.

«Écoutez», cria-t-il.

Je tendis l’oreille. Tout là-bas, loin derrière nous, dans le calme du soir – il était environ neuf heures et demie – on entendait distinctement résonner sur la route un bruit de pas de chevaux. Le vent assez fort portait le son. Je lançai un coup d’œil à Sapt.

«En avant!» cria-t-il, mettant son cheval au galop.

Lorsque, un peu plus loin, nous nous arrêtâmes pour écouter de nouveau, nous n’entendîmes plus rien. Puis encore il nous sembla percevoir le même bruit. Sapt sauta à bas de son cheval, et colla son oreille contre terre.

«Ils sont deux, dit-il, à environ un mille derrière nous. Grâce à Dieu, la route n’est pas en ligne droite et nous avons le vent pour nous.»

Nous reprîmes le galop, conservant toujours à peu près notre distance. Nous étions maintenant en pleine forêt de Zenda: le fourré très épais, le sentier qui zigzaguait nous empêchaient de voir ceux qui nous poursuivaient, aussi bien qu’ils nous dérobaient à leurs yeux. Une demi-heure plus tard, nous arrivions à l’embranchement de deux routes. Sapt arrêta son cheval.

«Notre route est sur la droite, fit-il. La route de gauche mène au château. Huit milles environ. Descendez.

– Mais nous allons les avoir sur le dos, m’écriai-je.

– Descendez», répéta-t-il rudement. Et j’obéis.

La forêt est épaisse, même dans la partie qui borde la route. Nous menâmes nos chevaux sous le couvert, couvrîmes leurs yeux de nos mouchoirs, et attendîmes.

«Vous voulez voir à qui nous avons affaire? fis-je à voix basse.

– Oui, et savoir où ils vont», répondit-il. Il tenait son revolver à la main.

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