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De tout ce qui suivit, je n’ai aucun souvenir. Je m’agenouillai devant l’autel (si ce fut un crime, que Dieu me le pardonne!): le cardinal me fit l’onction sur le front; après quoi, je me relevai. Je pris de ses mains la couronne de Ruritanie, et la posai sur ma tête. La main étendue, je prêtai le serment d’usage, le serment du roi, en présence du peuple assemblé.

Alors la grande voix des orgues éclata de nouveau et emplit la nef; le maréchal donna ordre aux hérauts de me proclamer, et Rodolphe V fut reconnu roi.

J’ai un très bon tableau, dans ma salle à manger, qui représente cette imposante cérémonie; le portrait du roi est extrêmement ressemblant.

La pâle princesse aux cheveux d’or s’avança alors. Deux pages portaient la queue de sa robe; elle vint se mettre à mes côtés. Et un héraut cria:

«Son Altesse Royale la princesse Flavie!»

La princesse me fit une profonde révérence, me prit la main et la porta à ses lèvres.

Un instant, je demeurai embarrassé, me demandant ce que je devais faire; puis je l’attirai vers moi et la baisai deux fois sur la joue: elle rougit; pourquoi?

Alors, Son Éminence le cardinal-archevêque s’avança, et, se plaçant devant le duc Noir, me baisa la main, et me présenta une lettre du Pape, la première et la dernière, je vous prie de le croire, que j’ai reçue de si haut lieu.

Enfin, ce fut le tour du duc de Strelsau.

Il avança d’un pas hésitant, jetant des regards à droite et à gauche, comme un homme qui se demande s’il ne va pas chercher le salut dans la fuite. Son visage était marbré de blanc et de rouge; sa main tremblait au point que je la sentais sauter dans la mienne, et ses lèvres étaient sèches et parcheminées.

Je jetai un coup d’œil à Sapt, qui souriait toujours dans sa barbe; je pris alors mon parti en brave, je résolus de me montrer à la hauteur du rang auquel un hasard merveilleux m’avait appelé, et de jouer mon rôle jusqu’au bout. Je m’avançai; je pris les mains de mon cher frère Michel dans les miennes, et je l’embrassai sur la joue. Je ne sais lequel de nous deux fut le plus heureux, une fois la chose faite.

Le visage de la princesse, pas plus d’ailleurs que celui d’aucun des assistants, n’avait trahi le moindre doute ou la plus petite hésitation.

Et pourtant, si le roi et moi nous nous fussions trouvés côte à côte, elle n’eût pas hésité un instant, j’en suis sûr, à nous distinguer l’un de l’autre. Mais ni elle ni personne n’imaginait que je pusse ne pas être le roi.

Cette merveilleuse ressemblance me servit à souhait, et pendant une heure je restai là, debout, me sentant aussi fatigué, aussi blasé que si j’avais été roi toute ma vie. Chacun vint me baiser la main, les ambassadeurs me rendirent leurs devoirs et entre autres le vieux lord Topham, chez lequel j’avais dansé plus de vingt fois à Londres. Grâce au ciel, le vieux lord n’y vit pas plus clair qu’une chauve-souris, et, d’ailleurs, il n’avait jamais demandé à ce que je lui fusse présenté.

Nous rentrâmes au palais par les mêmes rues, et j’entendis le peuple qui acclamait le duc Noir.

Lui passait sans répondre, sombre et se mordillant les ongles, si bien que ses amis les plus fidèles trouvèrent qu’il avait fait bien triste figure.

Je revins en voiture, assis à côté de la princesse Flavie. Comme nous longions un trottoir, un ouvrier cria:

«Et à quand le mariage?»

Sur le quai, un autre s’avisa de nous hurler en plein visage: «Vive le duc Michel!»

La princesse rougit – oh! l’admirable carnation! – regardant droit devant elle.

J’étais fort embarrassé, ayant oublié de demander à Sapt l’état exact des sentiments du souverain à l’égard de la princesse. Je ne pouvais oublier le baiser que j’avais donné à la princesse, mais je n’osais m’aventurer, et je me taisais.

Au bout de quelques minutes, la princesse, remise de son trouble, se tourna vers moi:

«Je ne saurais m’expliquer pourquoi; mais vous me paraissez un peu changé, différent de vous-même aujourd’hui, Rodolphe.»

Le fait n’avait rien que de très explicable, mais l’observation n’en était pas moins inquiétante. Elle reprit:

«Vous me semblez plus calme, plus posé, presque soucieux. Et est-ce que vous n’avez pas un peu maigri? Serait-il possible que vous commenciez à prendre la vie au sérieux?»

La princesse semblait avoir du roi l’exacte opinion que Lady Burlesdon s’était faite de moi-même.

Je tendis mes nerfs; il fallait bien soutenir la conversation.

«Est-ce que cela vous plairait? demandai-je doucement.

– Vous connaissez mes idées, fit-elle en détournant les yeux.

– Quoi que vous puissiez désirer, dis-je, je m’efforcerai de le faire.»

Je la vis rougir et sourire, et je pensais que je faisais fort bien le jeu du roi; mais nul remords ne vint m’arrêter; je continuai en toute sécurité:

«Je vous jure, ma chère cousine, que rien au monde ne m’a jamais fait l’impression que m’a faite cette cérémonie d’aujourd’hui.»

Elle sourit gaiement, mais presque aussitôt son visage s’assombrit, et elle murmura en se penchant vers moi:

«Avez-vous remarqué Michel?

– Oui, il n’avait pas l’air de s’amuser beaucoup.

– Je vous en prie, prenez garde, reprit-elle. Vraiment, vous n’êtes pas assez prudent, Rodolphe. Et pourtant vous savez bien que votre frère…

– Je sais qu’il convoite ce que j’ai.

– C’est vrai. Mais chut!…»

Je sentais – c’est impardonnable à moi – que j’engageais le roi beaucoup plus que je n’avais le droit de le faire. Mais que voulez-vous, et comment résister à une voix si douce, à des yeux si tendres? Je perdais un peu la tête.

«Et aussi, continuai-je, quelque chose que je n’ai pas encore, mais dont je veux être digne et que j’espère bien conquérir quelque jour.»

Voici sa réponse. Si j’avais été le roi, elle m’eût rendu heureux, car je ne l’aurais pas considérée comme décourageante.

«Ne trouvez-vous pas que vous avez assez de responsabilités comme cela pour un jour, cousin?»

Je restai silencieux.

Boum! Boum!… Tra la la la la la! Nous arrivions au palais. Les trompettes sonnaient, les canons tonnaient. Des haies de laquais garnissaient les marches: j’offris la main à la princesse pour lui faire gravir les larges degrés de marbre et je pris possession en grande pompe de la maison de mes ancêtres. Je m’assis à ma propre table, ayant à ma droite ma cousine; de l’autre côté de la princesse était le duc Noir, toujours triste et pensif. À ma gauche était assis Son Éminence le cardinal. Sapt, impassible, se tenait debout derrière ma chaise au haut bout de la table. J’aperçus Fritz von Tarlenheim, la figure toute pâle, qui d’un seul coup vidait son verre de champagne, avec une précipitation fébrile qui n’était peut-être pas d’étiquette.

«Et pendant ce temps-là, pensais-je, que peut bien faire le roi de Ruritanie?»

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