Les trois roches étaient un écueil; les huit voiles étaient une escadre.
On avait derrière soi les Minquiers, un rocher qui avait mauvaise réputation, devant soi la croisière française. À l’ouest l’abîme, à l’est le carnage; on était entre un naufrage et un combat.
Pour faire face à l’écueil, la corvette avait une coque trouée, un gréement disloqué, une mâture ébranlée dans sa racine; pour faire face à la bataille, elle avait une artillerie dont vingt et un canons sur trente étaient démontés, et dont les meilleurs canonniers étaient morts.
Le point du jour était très faible, et l’on avait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait même durer encore assez longtemps, étant surtout faite par les nuages, qui étaient hauts, épais et profonds, et avaient l’aspect solide d’une voûte.
Le vent qui avait fini par emporter les brumes d’en bas drossait la corvette sur les Minquiers.
Dans l’excès de fatigue et de délabrement où elle était, elle n’obéissait presque plus à la barre, elle roulait plutôt qu’elle ne voguait, et, souffletée par le flot, elle se laissait faire par lui.
Les Minquiers, écueil tragique, étaient plus âpres encore en ce temps-là qu’aujourd’hui. Plusieurs tours de cette citadelle de l’abîme ont été rasées par l’incessant dépècement que fait la mer; la configuration des écueils change; ce n’est pas en vain que les flots s’appellent les lames; chaque marée est un trait de scie. À cette époque, toucher les Minquiers, c’était périr.
Quant à la croisière, c’était cette escadre de Cancale, devenue depuis célèbre sous le commandement de ce capitaine Duchesne que Léquinio appelait «le père Duchêne».
La situation était critique. La corvette avait, sans le savoir, pendant le déchaînement de la caronade, dévié et marché plutôt vers Granville que vers Saint-Malo. Quand même elle eût pu naviguer et faire voile, les Minquiers lui barraient le retour vers Jersey et la croisière lui barrait l’arrivée en France.
Du reste, de tempête point. Mais, comme l’avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous un vent rude et sur un fond déchirant, était sauvage.
La mer ne dit jamais tout de suite ce qu’elle veut. Il y a de tout dans le gouffre, même de la chicane. On pourrait presque dire que la mer a une procédure; elle avance et recule, elle propose et se dédit, elle ébauche une bourrasque et elle y renonce, elle promet l’abîme et ne le tient pas, elle menace le nord et frappe le sud. Toute la nuit, la corvette la Claymore avait eu le brouillard et craint la tourmente; la mer venait de se démentir, mais d’une façon farouche; elle avait esquissé la tempête et réalisé l’écueil. C’était toujours, sous une autre forme, le naufrage.
Et à la perte sur les brisants s’ajoutait l’extermination par le combat. Un ennemi complétant l’autre.
La Vieuville s’écria à travers son vaillant rire:
– Naufrage ici, bataille là. Des deux côtés nous avons le quine.
La corvette n’était presque plus qu’une épave.
Dans la blême clarté éparse, dans la noirceur des nuées, dans les mobilités confuses de l’horizon, dans les mystérieux froncements des vagues, il y avait une solennité sépulcrale. Excepté le vent soufflant d’un souffle hostile, tout se taisait. La catastrophe sortait du gouffre avec majesté. Elle ressemblait plutôt à une apparition qu’à une attaque. Rien ne bougeait dans les rochers, rien ne remuait dans les navires. C’était on ne sait quel colossal silence. Avait-on affaire à quelque chose de réel? On eût dit un rêve passant sur la mer. Les légendes ont de ces visions; la corvette était en quelque sorte entre l’écueil démon et la flotte fantôme.
Le comte du Boisberthelot donna à demi-voix des ordres à La Vieuville qui descendit dans la batterie, puis le capitaine saisit sa longue-vue et vint se placer à l’arrière à côté du pilote.
Tout l’effort de Gacquoil était de maintenir la corvette debout au flot; car, prise de côté par le vent et par la mer, elle eût inévitablement chaviré.
– Pilote, dit le capitaine, où sommes-nous?
– Sur les Minquiers.
– De quel côté?
– Du mauvais.
– Quel fond?
– Roche criarde.
– Peut-on s’embosser?
– On peut toujours mourir, dit le pilote.
Le capitaine dirigea sa lunette d’approche vers l’ouest et examina les Minquiers; puis il la tourna vers l’est et considéra les voiles en vue.
Le pilote continua, comme se parlant à lui-même:
– C’est les Minquiers. Cela sert de reposoir à la mouette rieuse quand elle s’en va de Hollande et au grand goëland à manteau noir.
Cependant le capitaine avait compté les voiles.
Il y avait bien en effet huit navires correctement disposés et dressant sur l’eau leur profil de guerre. On apercevait au centre la haute stature d’un vaisseau à trois ponts.
Le capitaine questionna le pilote:
– Connaissez-vous ces voiles?
– Certes! répondit Gacquoil.
– Qu’est-ce?
– C’est l’escadre.
– De France?
– Du diable.
Il y eut un silence. Le capitaine reprit:
– Toute la croisière est-elle là?
– Pas toute.
En effet, le 2 avril, Valazé avait annoncé à la Convention que dix frégates et six vaisseaux de ligne croisaient dans la Manche. Ce souvenir revint à l’esprit du capitaine.
– Au fait, dit-il, l’escadre est de seize bâtiments. Il n’y en a ici que huit.
– Le reste, dit Gacquoil, traîne par là-bas sur toute la côte, et espionne.
Le capitaine, tout en regardant à travers sa longue-vue, murmura:
– Un vaisseau à trois ponts, deux frégates de premier rang, cinq de deuxième rang.
– Mais moi aussi, grommela Gacquoil, je les ai espionnés.
– Bons bâtiments, dit le capitaine. J’ai un peu commandé tout cela.
– Moi, dit Gacquoil, je les ai vus de près. Je ne prends pas l’un pour l’autre. J’ai leur signalement dans la cervelle.
Le capitaine passa sa longue-vue au pilote.
– Pilote, distinguez-vous bien le bâtiment de haut bord?
– Oui, mon commandant, c’est le vaisseau la Côte-d ’Or .
– Qu’ils ont débaptisé, dit le capitaine. C’était autrefois les États-de-Bourgogne . Un navire neuf. Cent vingt-huit canons.
Il tira de sa poche un carnet et un crayon, et écrivit sur le carnet le chiffre 128.
Il poursuivit:
– Pilote, quelle est la première voile à bâbord?
– C’est l’Expérimentée .
– Frégate de premier rang. Cinquante-deux canons. Elle était en armement à Brest il y a deux mois.
Le capitaine marqua sur son carnet le chiffre 52.
– Pilote, reprit-il, quelle est la deuxième voile à bâbord?
– La Dryade .
– Frégate de premier rang. Quarante canons de dix-huit. Elle a été dans l’Inde. Elle a une belle histoire militaire.
Et il écrivit au-dessous du chiffre 52 le chiffre 40; puis, relevant la tête:
– À tribord, maintenant.
– Mon commandant, ce sont toutes des frégates de second rang. Il y en a cinq.
– Quelle est la première à partir du vaisseau?
– La Résolue .
– Trente-deux pièces de dix-huit. Et la seconde?
– La Richemont .
– Même force. Après?
– L’Athée .
– Drôle de nom pour aller en mer. Après?
– La Calypso .
– Après?
– La Preneuse .
– Cinq frégates de trente-deux chaque.
Le capitaine écrivit au-dessous des premiers chiffres, 160.
– Pilote, dit-il, vous les reconnaissez bien?
– Et vous, répondit Gacquoil, vous les connaissez bien, mon commandant. Reconnaître est quelque chose, connaître est mieux.
Le capitaine avait l’œil fixé sur son carnet et additionnait entre ses dents.
– Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante.
En ce moment La Vieuville remontait sur le pont.