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– Et moi, dit Gauvain, je l’aimerais mieux fait par Homère.

Le sourire sévère de Cimourdain s’arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

– Poésie. Défie-toi des poëtes.

– Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.

– Rien de tout cela ne donne à manger.

– Qu’en savez-vous? l’idée aussi est nourriture. Penser, c’est manger.

– Pas d’abstraction. La république c’est deux et deux font quatre. Quand j’ai donné à chacun ce qui lui revient…

– Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.

– Qu’entends-tu par là?

– J’entends l’immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.

– Hors du droit strict, il n’y a rien.

– Il y a tout.

– Je ne vois que la justice.

– Moi, je regarde plus haut.

– Qu’y a-t-il donc au-dessus de la justice?

– L’équité.

Par moments ils s’arrêtaient comme si des lueurs passaient.

Cimourdain reprit:

– Précise, je t’en défie.

– Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui? contre d’autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.

– Qu’entends-tu par là?

– Ceci: d’abord supprimez les parasitismes; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses; vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan? une énorme force perdue. Comme la terre est bête! ne pas employer l’océan!

– Te voilà en plein songe.

– C’est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit:

– Et la femme? qu’en faites-vous?

Cimourdain répondit:

– Ce qu’elle est. La servante de l’homme.

– Oui. À une condition.

– Laquelle?

– C’est que l’homme sera le serviteur de la femme.

– Y penses-tu? s’écria Cimourdain, l’homme serviteur! jamais. L’homme est maître. Je n’admets qu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.

– Oui. À une condition.

– Laquelle?

– C’est que la femme y sera reine.

– C’est-à-dire que tu veux pour l’homme et pour la femme…

– L’égalité.

– L’égalité! y songes-tu? les deux êtres sont divers.

– J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas dit l’identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain la rompit.

– Et l’enfant! à qui le donnes-tu?

– D’abord au père qui l’engendre, puis à la mère qui l’enfante, puis au maître qui l’élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l’humanité qui est la grande aïeule.

– Tu ne parles pas de Dieu.

– Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monte à Dieu.

Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit:

– Quand on est au haut de l’échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s’ouvre; on n’a plus qu’à entrer.

Cimourdain fit le geste d’un homme qui en rappelle un autre.

– Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.

– Commencez par ne pas le rendre impossible.

– Le possible se réalise toujours.

– Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.

– Il faut pourtant saisir l’utopie, lui imposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idée abstraite doit se transformer en idée concrète; ce qu’elle perd en beauté, elle le regagne en utilité; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce que j’appelle le possible.

– Le possible est plus que cela.

– Ah! te revoilà dans le rêve.

– Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l’homme.

– Il faut le prendre.

– Vivant.

Gauvain continua:

– Ma pensée est: Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit pas pour n’être point payé; Dieu en donnant la vie contracte une dette; le droit, c’est le salaire inné; le salaire, c’est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d’un prophète.

Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c’était l’élève qui était le maître.

Cimourdain murmura:

– Tu vas vite.

– C’est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.

Et il reprit:

– Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde…

Il s’interrompit:

– Je fonderais une république d’esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit:

– Et en attendant que veux-tu?

– Ce qui est.

– Tu absous donc le moment présent?

– Oui.

– Pourquoi?

– Parce que c’est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies! La civilisation avait une peste, ce grand vent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement? Il est chargé d’un si rude balayage! Devant l’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua:

– D’ailleurs, que m’importe la tempête, si j’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai ma conscience!

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle:

– Il y a quelqu’un qu’il faut toujours laisser faire.

– Qui? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit:

– Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.

– C’est le but. Autrement, à quoi bon la société? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle; ajouter, c’est augmenter; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas la loi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves, plus de forçats, plus de damnés! Je veux que chacun des attributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalité devant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non! plus de joug! l’homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Je veux…

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