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Les morts s’entassaient sur les pavés de la salle basse.

Bien que la retirade ne fût pas forcée encore, le nombre évidemment devait finir par vaincre. Les assaillants étaient à découvert et les assaillis étaient à l’abri; dix assiégeants tombaient contre un assiégé, mais les assiégeants se renouvelaient. Les assiégeants croissaient et les assiégés décroissaient.

Les dix-neuf assiégés étaient tous derrière la retirade, l’attaque étant là. Ils avaient des morts et des blessés. Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches, Chante-en-hiver, avait été affreusement mutilé. C’était un Breton trapu et crépu, de l’espèce petite et vivace. Il avait un œil crevé et la mâchoire brisée. Il pouvait encore marcher. Il se traîna dans l’escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier étage, espérant pouvoir là prier et mourir.

Il s’était adossé au mur près de la meurtrière pour tâcher de respirer un peu.

En bas la boucherie devant la retirade était de plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deux décharges, Cimourdain éleva la voix:

– Assiégés! cria-t-il. Pourquoi faire couler le sang plus longtemps? Vous êtes pris. Rendez-vous. Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf, c’est-à-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous.

– Cessons ce marivaudage, répondit le marquis de Lantenac.

Et vingt balles ripostèrent à Cimourdain.

La retirade ne montait pas jusqu’à la voûte; cela permettait aux assiégés de tirer par-dessus, mais cela permettait aux assiégeants de l’escalader.

– L’assaut à la retirade! cria Gauvain. Y a-t-il quelqu’un de bonne volonté pour escalader la retirade?

– Moi, dit le sergent Radoub.

X RADOUB

Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoub était entré par le trou de brèche, à la tête de la colonne d’attaque, lui sixième, et sur ces six hommes du bataillon parisien, quatre étaient déjà tombés. Après qu’il eut jeté ce cri: Moi! on le vit, non avancer, mais reculer, et, baissé, courbé, rampant presque entre les jambes des combattants, regagner l’ouverture de la brèche, et sortir. Était-ce une fuite? Un tel homme fuir? Qu’est-ce que cela voulait dire?

Arrivé hors de la brèche, Radoub, encore aveuglé par la fumée, se frotta les yeux comme pour en ôter l’horreur et la nuit, et, à la lueur des étoiles, regarda la muraille de la tour. Il fit ce signe de tête satisfait qui veut dire: Je ne m’étais pas trompé.

Radoub avait remarqué que la lézarde profonde de l’explosion de la mine montait au-dessus de la brèche jusqu’à cette meurtrière du premier étage dont un boulet avait défoncé et disloqué l’armature de fer. Le réseau des barreaux rompus pendait à demi arraché, et un homme pouvait passer.

Un homme pouvait passer, mais un homme pouvait-il monter? Par la lézarde, oui, à la condition d’être un chat.

C’est ce qu’était Radoub. Il était de cette race que Pindare appelle «les athlètes agiles». On peut être vieux soldat et homme jeune; Radoub, qui avait été garde-française, n’avait pas quarante ans. C’était un Hercule leste.

Radoub posa à terre son mousqueton, ôta sa buffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deux pistolets qu’il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabre nu qu’il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passait au-dessus de sa ceinture.

Ainsi allégé de l’inutile, et suivi des yeux dans l’obscurité par tous ceux de la colonne d’attaque qui n’étaient pas encore entrés dans la brèche, il se mit à gravir les pierres de la lézarde du mur comme les marches d’un escalier. N’avoir pas de souliers lui fut utile; rien ne grimpe comme un pied nu; il crispait ses orteils dans les trous des pierres. Il se hissait avec ses poings et s’affermissait avec ses genoux. La montée était rude. C’était quelque chose comme une ascension le long des dents d’une scie. – Heureusement, pensait-il, qu’il n’y a personne dans la chambre du premier étage, car on ne me laisserait pas escalader ainsi.

Il n’avait pas moins de quarante pieds à gravir de cette façon. À mesure qu’il montait, un peu gêné par les pommeaux saillants de ses pistolets, la lézarde allait se rétrécissant, et l’ascension devenait de plus en plus difficile. Le risque de la chute augmentait en même temps que la profondeur du précipice.

Enfin il parvint au rebord de la meurtrière; il écarta le grillage tordu et descellé, il avait largement de quoi passer, il se souleva d’un effort puissant, appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d’une main un tronçon de barreau à droite, de l’autre main un tronçon à gauche, et se dressa jusqu’à mi-corps devant l’embrasure de la meurtrière, le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l’abîme.

Il n’avait plus qu’une enjambée à faire pour sauter dans la salle du premier étage.

Mais une face apparut dans la meurtrière.

Radoub vit brusquement devant lui dans l’ombre quelque chose d’effroyable; un œil crevé, une mâchoire fracassée, un masque sanglant.

Ce masque, qui n’avait plus qu’une prunelle, le regardait.

Ce masque avait deux mains; ces deux mains sortirent de l’ombre et s’avancèrent vers Radoub; l’une, d’une seule poignée, lui prit ses deux pistolets dans sa ceinture, l’autre lui ôta son sabre des dents.

Radoub était désarmé. Son genou glissait sur le plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés aux tronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avait derrière lui quarante pieds de précipice.

Ce masque et ces mains, c’était Chante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée qui montait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de la meurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de la nuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force; tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture le torse de Radoub; alors, Radoub ayant les mains cramponnées aux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de se laisser désarmer, Chante-en-hiver, épouvantable et tranquille, lui avait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre les dents.

Un duel inouï commença. Le duel du désarmé et du blessé.

Évidemment, le vainqueur c’était le mourant. Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sous ses pieds.

Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver, ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un et fut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe à l’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.

Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force, dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit un soubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dans l’embrasure.

Là il se trouva face à face avec Chante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenait les deux pistolets dans ses deux poings.

Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajusta Radoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, et il ne tira pas tout de suite.

Radoub profita de ce répit pour éclater de rire.

– Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir! est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à la mode? Sapristi, comme on t’a délabré le minois!

Chante-en-hiver le visait.

Radoub continua:

– Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu la gargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon, Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache ton petit coup de pistolet, mon bonhomme.

Le coup partit et passa si près de la tête qu’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiver éleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne lui laissa pas le temps de viser.

– J’ai assez d’une oreille de moins, cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle!

Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejeta le bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et lui saisit et lui mania sa mâchoire disloquée.

Chante-en-hiver poussa un rugissement et s’évanouit.

Radoub l’enjamba et le laissa dans l’embrasure.

– Maintenant que je t’ai fait savoir mon ultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre. Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à te massacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates. Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vas savoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans le grand mystère, paysan.

Et il sauta dans la salle du premier étage.

– On n’y voit goutte, grommela-t-il.

Chante-en-hiver s’agitait convulsivement et hurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.

– Silence! fais-moi le plaisir de te taire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire. Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.

Et, inquiet, il fourra son poing dans ses cheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.

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