Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Tous les hasards de cette aventure, mêlés à l’insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d’une sorte d’enivrement mystérieux. Une jeune destinée se levait, magnifique, et, ce qui ajoutait à sa joie profonde, il avait plein pouvoir sur cette destinée; encore un succès comme celui qu’il venait de voir, et Cimourdain n’aurait qu’un mot à dire pour que la république confiât à Gauvain une armée. Rien n’éblouit comme l’étonnement de voir tout réussir. C’était le temps où chacun avait son rêve militaire; chacun voulait faire un général; Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol, Hébert voulait faire Ronsin; Robespierre voulait les défaire tous. Pourquoi pas Gauvain? se disait Cimourdain; et il songeait. L’illimité était devant lui; il passait d’une hypothèse à l’autre; tous les obstacles s’évanouissaient; une fois qu’on a mis le pied sur cette échelle-là, on ne s’arrête plus, c’est la montée infinie, on part de l’homme et l’on arrive à l’étoile. Un grand général n’est qu’un chef d’armées; un grand capitaine est en même temps un chef d’idées; Cimourdain rêvait Gauvain grand capitaine. Il lui semblait, car la rêverie va vite, voir Gauvain sur l’Océan, chassant les Anglais; sur le Rhin, châtiant les rois du Nord; aux Pyrénées, repoussant l’Espagne; aux Alpes, faisant signe à Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deux hommes, un homme tendre, et un homme sombre; tous deux étaient contents; car, l’inexorable étant son idéal, en même temps qu’il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible. Cimourdain pensait à tout ce qu’il fallait détruire avant de construire, et, certes, se disait-il, ce n’est pas l’heure des attendrissements. Gauvain sera «à la hauteur», mot du temps. Cimourdain se figurait Gauvain écrasant du pied les ténèbres, cuirassé de lumière, avec une lueur de météore au front, ouvrant les grandes ailes idéales de la justice, de la raison et du progrès, et une épée à la main; ange, mais exterminateur.

Au plus fort de cette rêverie qui était presque une extase, il entendit, par la porte entr’ouverte, qu’on parlait dans la grande salle de l’ambulance, voisine de sa chambre; il reconnut la voix de Gauvain; cette voix, malgré les années d’absence, avait toujours été dans son oreille, et la voix de l’enfant se retrouve dans la voix de l’homme. Il écouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient:

– Mon commandant, cet homme-ci est celui qui a tiré sur vous. Pendant qu’on ne le voyait pas, il s’était traîné dans une cave. Nous l’avons trouvé. Le voilà.

Alors Cimourdain entendit ce dialogue entre Gauvain et l’homme:

– Tu es blessé?

– Je me porte assez bien pour être fusillé.

– Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le, soignez-le, guérissez-le.

– Je veux mourir.

– Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom du roi; je te fais grâce au nom de la république.

Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Il eut comme un réveil en sursauta, et il murmura avec une sorte d’accablement sinistre:

– En effet, c’est un clément.

VI SEIN GUÉRI, COEUR SAIGNANT

Une balafre se guérit vite; mais il y avait quelque part quelqu’un de plus gravement blessé que Cimourdain. C’était la femme fusillée que le mendiant Tellmarch avait ramassée dans la grande mare de sang de la ferme d’Herbe-en-Pail.

Michelle Fléchard était plus en danger encore que Tellmarch ne l’avait cru; au trou qu’elle avait au-dessus du sein correspondait un trou dans l’omoplate; en même temps qu’une balle lui cassait la clavicule, une autre balle lui traversait l’épaule; mais, comme le poumon n’avait pas été touché, elle put guérir. Tellmarch était «un philosophe», mot de paysans qui signifie un peu médecin, un peu chirurgien et un peu sorcier. Il soigna la blessée dans sa tanière de bête sur son grabat de varech, avec ces choses mystérieuses qu’on appelle «des simples», et, grâce à lui, elle vécut.

La clavicule se ressouda, les trous de la poitrine et de l’épaule se fermèrent; après quelques semaines, la blessée fut convalescente.

Un matin, elle put sortir du carnichot appuyée sur Tellmarch, et alla s’asseoir sous les arbres au soleil. Tellmarch savait d’elle peu de chose, les plaies de poitrine exigent le silence, et, pendant la quasi-agonie qui avait précédé sa guérison, elle avait à peine dit quelques paroles. Quand elle voulait parler, Tellmarch la faisait taire; mais elle avait une rêverie opiniâtre, et Tellmarch observait dans ses yeux une sombre allée et venue de pensées poignantes. Ce matin-là, elle était forte, elle pouvait presque marcher seule; une cure, c’est une paternité, et Tellmarch la regardait, heureux. Ce bon vieux homme se mit à sourire. Il lui parla.

– Eh bien, nous sommes debout, nous n’avons plus de plaie.

– Qu’au cœur, dit-elle.

Et elle reprit:

– Alors vous ne savez pas du tout où ils sont?

– Qui ça? demanda Tellmarch.

– Mes enfants.

Cet «alors» exprimait tout un monde de pensées; cela signifiait: «puisque vous ne m’en parlez pas, puisque depuis tant de jours vous êtes près de moi sans m’en ouvrir la bouche, puisque vous me faites taire chaque fois que je veux rompre le silence, puisque vous semblez craindre que je n’en parle, c’est que vous n’avez rien à m’en dire.» Souvent, dans la fièvre, dans l’égarement, dans le délire, elle avait appelé ses enfants, et elle avait bien vu, car le délire fait ses remarques, que le vieux homme ne lui répondait pas.

C’est qu’en effet Tellmarch ne savait que lui dire. Ce n’est pas aisé de parler à une mère de ses enfants perdus. Et puis, que savait-il? rien. Il savait qu’une mère avait été fusillée, que cette mère avait été trouvée à terre par lui, que, lorsqu’il l’avait ramassée, c’était à peu près un cadavre, que ce cadavre avait trois enfants, et que le marquis de Lantenac, après avoir fait fusiller la mère, avait emmené les enfants. Toutes ses informations s’arrêtaient là. Qu’est-ce que ces enfants étaient devenus? Étaient-ils même encore vivants? Il savait, pour s’en être informé, qu’il y avait deux garçons et une petite fille, à peine sevrée. Rien de plus. Il se faisait sur ce groupe infortuné une foule de questions, mais il n’y pouvait répondre. Les gens du pays qu’il avait interrogés s’étaient bornés à hocher la tête. M. de Lantenac était un homme dont on ne causait pas volontiers.

On ne parlait pas volontiers de Lantenac et on ne parlait pas volontiers à Tellmarch. Les paysans ont un genre de soupçon à eux. Ils n’aimaient pas Tellmarch. Tellmarch le Caimand était un homme inquiétant. Qu’avait-il à regarder toujours le ciel? que faisait-il, et à quoi pensait-il dans ses longues heures d’immobilité? certes, il était étrange. Dans ce pays en pleine guerre, en pleine conflagration, en pleine combustion, où tous les hommes n’avaient qu’une affaire, la dévastation, et qu’un travail, le carnage, où c’était à qui brûlerait une maison, égorgerait une famille, massacrerait un poste, saccagerait un village, où l’on ne songeait qu’à se tendre des embuscades, qu’à s’attirer dans des pièges, et qu’à s’entre-tuer les uns les autres, ce solitaire, absorbé dans la nature, comme submergé dans la paix immense des choses, cueillant des herbes et des plantes, uniquement occupé des fleurs, des oiseaux et des étoiles, était évidemment dangereux. Visiblement, il n’avait pas sa raison; il ne s’embusquait derrière aucun buisson, il ne tirait de coup de fusil à personne. De là une certaine crainte autour de lui.

– Cet homme est fou, disaient les passants.

Tellmarch était plus qu’un homme isolé, c’était un homme évité.

On ne lui faisait point de questions, et on ne lui faisait guère de réponses. Il n’avait donc pu se renseigner autant qu’il l’aurait voulu. La guerre s’était répandue ailleurs, on était allé se battre plus loin, le marquis de Lantenac avait disparu de l’horizon, et dans l’état d’esprit où était Tellmarch, pour qu’il s’aperçût de la guerre, il fallait qu’elle mît le pied sur lui.

Après ce mot, – mes enfants , – Tellmarch avait cessé de sourire, et la mère s’était mise à penser. Que se passait-il dans cette âme? Elle était comme au fond d’un gouffre. Brusquement elle regarda Tellmarch, et cria de nouveau et presque avec un accent de colère:

– Mes enfants!

Tellmarch baissa la tête comme un coupable.

Il songeait à ce marquis de Lantenac qui certes ne pensait pas à lui, et qui, probablement, ne savait même plus qu’il existât. Il s’en rendait compte, il se disait: – Un seigneur, quand c’est dans le danger, ça vous connaît; quand c’est dehors, ça ne vous connaît plus.

Et il se demandait: – Mais alors pourquoi ai-je sauvé ce seigneur?

Et il se répondait: – Parce que c’est un homme.

Il fut là-dessus quelque temps pensif, et il reprit en lui-même: – En suis-je bien sûr?

Et il se répéta son mot amer: – Si j’avais su! Toute cette aventure l’accablait; car dans ce qu’il avait fait, il voyait une sorte d’énigme. Il méditait douloureusement. Une bonne action peut donc être une mauvaise action. Qui sauve le loup tue les brebis. Qui raccommode l’aile du vautour est responsable de sa griffe.

Il se sentait en effet coupable. La colère inconsciente de cette mère avait raison.

44
{"b":"87691","o":1}