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Ce voyageur était enveloppé d’un ample manteau qui couvrait la croupe de son cheval. Il portait un large chapeau avec cocarde tricolore, ce qui n’était point sans hardiesse dans ce pays de haies et de coups de fusil, où une cocarde était une cible. Le manteau noué au cou s’écartait pour laisser les bras libres et dessous on pouvait entrevoir une ceinture tricolore et deux pommeaux de pistolets sortant de la ceinture. Un sabre qui pendait dépassait le manteau.

Au bruit du cheval qui s’arrêtait, la porte de l’auberge s’ouvrit, et l’aubergiste parut, une lanterne à la main. C’était l’heure intermédiaire; il faisait jour sur la route et nuit dans la maison.

L’hôte regarda la cocarde.

– Citoyen, dit-il, vous arrêtez-vous ici?

– Non.

– Où donc allez-vous?

– À Dol.

– En ce cas, retournez à Avranches ou restez à Pontorson.

– Pourquoi?

– Parce qu’on se bat à Dol.

– Ah! dit le cavalier.

Et il reprit:

– Donnez l’avoine à mon cheval.

L’hôte apporta l’auge, y vida un sac d’avoine, et débrida le cheval qui se mit à souffler et à manger.

Le dialogue continua.

– Citoyen, est-ce un cheval de réquisition?

– Non.

– Il est à vous?

– Oui. Je l’ai acheté et payé.

– D’où venez-vous?

– De Paris.

– Pas directement?

– Non.

– Je crois bien, les routes sont interceptées. Mais la poste marche encore.

– Jusqu’à Alençon. J’ai quitté la poste là.

– Ah! il n’y aura bientôt plus de postes en France. Il n’y a plus de chevaux. Un cheval de trois cents francs se paye six cents francs, et les fourrages sont hors de prix. J’ai été maître de poste et me voilà gargotier. Sur treize cent treize maîtres de poste qu’il y avait, deux cents ont donné leur démission. Citoyen, vous avez voyagé d’après le nouveau tarif?

– Du premier mai. Oui.

– Vingt sous par poste dans la voiture, douze sous dans le cabriolet, cinq sous dans le fourgon. C’est à Alençon que vous avez acheté ce cheval?

– Oui.

– Vous avez marché aujourd’hui toute la journée?

– Depuis l’aube.

– Et hier?

– Et avant-hier.

– Je vois cela. Vous êtes venu par Domfront et Mortain.

– Et Avranches.

– Croyez-moi, reposez-vous, citoyen. Vous devez être fatigué? votre cheval l’est.

– Les chevaux ont droit à la fatigue, les hommes non.

Le regard de l’hôte se fixa de nouveau sur le voyageur. C’était une figure grave, calme et sévère, encadrée de cheveux gris.

L’hôtelier jeta un coup d’œil sur la route qui était déserte à perte de vue, et dit:

– Et vous voyagez seul comme cela?

– J’ai une escorte.

– Où ça?

– Mon sabre et mes pistolets.

L’aubergiste alla chercher un seau d’eau et fit boire le cheval, et, pendant que le cheval buvait, l’hôte considérait le voyageur et se disait en lui-même:

– C’est égal, il a l’air d’un prêtre.

Le cavalier reprit:

– Vous dites qu’on se bat à Dol?

– Oui. Ça doit commencer dans ce moment-ci.

– Qui est-ce qui se bat?

– Un ci-devant contre un ci-devant.

– Vous dites?

– Je dis qu’un ci-devant qui est pour la république se bat contre un ci-devant qui est pour le roi.

– Mais il n’y a plus de roi.

– Il y a le petit. Et le curieux, c’est que les deux ci-devant sont deux parents.

Le cavalier écoutait attentivement. L’aubergiste poursuivit:

– L’un est jeune, l’autre est vieux; c’est le petit-neveu qui se bat contre le grand-oncle. L’oncle est royaliste, le neveu est patriote. L’oncle commande les blancs, le neveu commande les bleus. Ah! ils ne se feront pas quartier, allez. C’est une guerre à mort.

– À mort?

– Oui, citoyen. Tenez, voulez-vous voir les politesses qu’ils se jettent à la tête? Ceci est une affiche que le vieux trouve moyen de faire placarder partout, sur toutes les maisons et sur tous les arbres, et qu’il a fait coller jusque sur ma porte.

L’hôte approcha sa lanterne d’un carré de papier appliqué sur un des battants de sa porte, et, comme l’affiche était en très gros caractères, le cavalier, du haut de son cheval, put lire:

«- Le marquis de Lantenac a l’honneur d’informer son petit-neveu, monsieur le vicomte Gauvain, que, si monsieur le marquis a la bonne fortune de se saisir de sa personne, il fera bellement arquebuser monsieur le vicomte.»

– Et, poursuivit l’hôtelier, voici la réponse.

Il se retourna, et éclaira de sa lanterne une autre affiche placée en regard de la première sur l’autre battant de la porte. Le voyageur lut:

«- Gauvain prévient Lantenac que s’il le prend il le fera fusiller.»

– Hier, dit l’hôte, le premier placard a été collé sur ma porte, et ce matin le second. La réplique ne s’est pas fait attendre.

Le voyageur, à demi-voix, et comme se parlant à lui-même, prononça ces quelques mots que l’aubergiste entendit sans trop les comprendre:

– Oui, c’est plus que la guerre dans la patrie, c’est la guerre dans la famille. Il le faut, et c’est bien. Les grands rajeunissements des peuples sont à ce prix.

Et le voyageur portant la main à son chapeau, l’œil fixé sur la deuxième affiche, la salua.

L’hôte continua:

– Voyez-vous, citoyen, voici l’affaire. Dans les villes et dans les gros bourgs, nous sommes pour la révolution, dans la campagne ils sont contre; autant dire dans les villes on est français et dans les villages on est breton. C’est une guerre de bourgeois à paysans. Ils nous appellent patauds, nous les appelons rustauds. Les nobles et les prêtres sont avec eux.

– Pas tous, interrompit le cavalier.

– Sans doute, citoyen, puisque nous avons ici un vicomte contre un marquis.

Et il ajouta à part lui:

– Et que je crois bien que je parle à un prêtre.

Le cavalier continua:

– Et lequel des deux l’emporte?

– Jusqu’à présent, le vicomte. Mais il a de la peine. Le vieux est rude. Ces gens-là, c’est la famille Gauvain, des nobles d’ici. C’est une famille à deux branches; il y a la grande branche dont le chef s’appelle le marquis de Lantenac, et la petite branche dont le chef s’appelle le vicomte Gauvain. Aujourd’hui les deux branches se battent. Cela ne se voit pas chez les arbres, mais cela se voit chez les hommes. Ce marquis de Lantenac est tout-puissant en Bretagne; pour les paysans, c’est un prince. Le jour de son débarquement, il a eu tout de suite huit mille hommes; en une semaine trois cents paroisses ont été soulevées. S’il avait pu prendre un coin de la côte, les Anglais débarquaient. Heureusement ce Gauvain s’est trouvé là, qui est son petit-neveu, drôle d’aventure. Il est commandant républicain, et il a rembarré son grand-oncle. Et puis le bonheur a voulu que ce Lantenac, en arrivant et en massacrant une masse de prisonniers, ait fait fusiller deux femmes, dont une avait trois enfants qui étaient adoptés par un bataillon de Paris. Alors cela a fait un bataillon terrible. Il s’appelle le bataillon du Bonnet-Rouge. Il n’en reste pas beaucoup de ces Parisiens-là, mais ce sont de furieuses bayonnettes. Ils ont été incorporés dans la colonne du commandant Gauvain. Rien ne leur résiste. Ils veulent venger les femmes et ravoir les enfants. On ne sait pas ce que le vieux en a fait, de ces petits. C’est ce qui enrage les grenadiers de Paris. Supposez que ces enfants n’y soient pas mêlés, cette guerre-là ne serait pas ce qu’elle est. Le vicomte est un bon et brave jeune homme. Mais le vieux est un effroyable marquis. Les paysans appellent ça la guerre de saint Michel contre Belzébuth. Vous savez peut-être que saint Michel est un ange du pays. Il a une montagne à lui au milieu de la mer dans la baie. Il passe pour avoir fait tomber le démon et pour l’avoir enterré sous une autre montagne qui est près d’ici, et qu’on appelle Tombelaine.

– Oui, murmura le cavalier, Tumba Beleni, la tombe de Belenus, de Belus, de Bel, de Bélial, de Belzébuth.

– Je vois que vous êtes informé.

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