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Ce fut lui qui, deux jours après le 10 août, mena le peuple jeter bas les statues des rois. En tombant elles tuèrent; place Vendôme, une femme, Reine Violet, fut écrasée par Louis XIV au cou duquel elle avait mis une corde qu’elle tirait. Cette statue de Louis XIV avait été cent ans debout; elle avait été érigée le 12 août 1692, elle fut renversée le 12 août 1792. Place de la Concorde, un nommé Guinguerlot ayant appelé les démolisseurs: canailles! fut assommé sur le piédestal de Louis XV. La statue fut mise en pièces. Plus tard on en fit des sous. Le bras seul échappa; c’était le bras droit que Louis XV étendait avec un geste d’empereur romain. Ce fut sur la demande de Cimourdain que le peuple donna et qu’une députation porta ce bras à Latude, l’homme enterré trente-sept ans à la Bastille. Quand Latude, le carcan au cou, la chaîne au ventre, pourrissait vivant au fond de cette prison par ordre de ce roi dont la statue dominait Paris, qui lui eût dit que cette prison tomberait, que cette statue tomberait, qu’il sortirait du sépulcre et que la monarchie y entrerait, que lui, le prisonnier, il serait le maître de cette main de bronze qui avait signé son écrou, et que de ce roi de boue il ne resterait que ce bras d’airain!

Cimourdain était de ces hommes qui ont en eux une voix, et qui l’écoutent. Ces hommes-là semblent distraits; point; ils sont attentifs.

Cimourdain savait tout et ignorait tout. Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie. De là sa rigidité. Il avait les yeux bandés comme la Thémis d’Homère. Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal.

Cimourdain croyait que, dans les genèses sociales, le point extrême est le terrain solide; erreur propre aux esprits qui remplacent la raison par la logique. Il dépassait la Convention; il dépassait la Commune; il était de l’Évêché.

La réunion, dite l’Évêché, parce qu’elle tenait ses séances dans une salle du vieux palais épiscopal, était plutôt une complication d’hommes qu’une réunion. Là assistaient, comme à la Commune, ces spectateurs silencieux et significatifs qui avaient sur eux, comme dit Garat, «autant de pistolets que de poches». Évêché était un pêle-mêle étrange; pêle-mêle cosmopolite et parisien, ce qui ne s’exclut point, Paris étant le lieu où bat le cœur des peuples. Là était la grande incandescence plébéienne. Près de l’Évêché la Convention était froide et la Commune était tiède. Évêché était une de ces formations révolutionnaires pareilles aux formations volcaniques; Évêché contenait de tout, de l’ignorance, de la bêtise, de la probité, de l’héroïsme, de la colère et de la police. Brunswick y avait des agents. Il y avait là des hommes dignes de Sparte et des hommes dignes du bagne. La plupart étaient forcenés et honnêtes. La Gironde, par la bouche d’Isnard, président momentané de la Convention, avait dit un mot monstrueux: – Prenez garde, Parisiens. Il ne restera pas pierre sur pierre de votre ville, et l’on cherchera un jour la place où fut Paris . – Ce mot avait créé l’Évêché. Des hommes, et, nous venons de le dire, des hommes de toutes nations, avaient senti le besoin de se serrer autour de Paris. Cimourdain s’était rallié à ce groupe.

Ce groupe réagissait contre les réacteurs. Il était né de ce besoin public de violence qui est le côté redoutable et mystérieux des révolutions. Fort de cette force, l’Évêché s’était tout de suite fait sa part. Dans les commotions de Paris, c’était la Commune qui tirait le canon, c’était l’Évêché qui sonnait le tocsin.

Cimourdain croyait, dans son ingénuité implacable, que tout est équité au service du vrai; ce qui le rendait propre à dominer les partis extrêmes. Les coquins le sentaient honnête, et étaient contents. Des crimes sont flattés d’être présidés par une vertu. Cela les gêne et leur plaît. Palloy, l’architecte qui avait exploité la démolition de la Bastille, vendant ces pierres à son profit, et qui, chargé de badigeonner le cachot de Louis XVI, avait, par zèle, couvert le mur de barreaux, de chaînes et de carcans; Gonchon, l’orateur suspect du faubourg Saint-Antoine dont on a retrouvé plus tard des quittances; Fournier, l’Américain qui, le 17 juillet, avait tiré sur Lafayette un coup de pistolet payé, disait-on, par Lafayette; Henriot, qui sortait de Bicêtre, et qui avait été valet, saltimbanque, voleur et espion avant d’être général et de pointer des canons sur la Convention; La Reynie, l’ancien grand vicaire de Chartres, qui avait remplacé son bréviaire par le Père Duchesne ; tous ces hommes étaient tenus en respect par Cimourdain, et, à de certains moments, pour empêcher les pires de broncher, il suffisait qu’ils sentissent en arrêt devant eux cette redoutable candeur convaincue. C’est ainsi que Saint-Just terrifiait Schneider. En même temps, la majorité de l’Évêché, composée surtout de pauvres et d’hommes violents, qui étaient bons, croyait en Cimourdain et le suivait. Il avait pour vicaire ou pour aide de camp, comme on voudra, cet autre prêtre républicain, Danjou, que le peuple aimait pour sa haute taille et avait baptisé l’abbé Six-Pieds. Cimourdain eût mené où il eût voulu cet intrépide chef qu’on appelait le général la Pique , et ce hardi Truchon, dit le Grand-Nicolas, qui avait voulu sauver madame de Lamballe, et qui lui avait donné le bras et fait enjamber les cadavres; ce qui eût réussi sans la féroce plaisanterie du barbier Charlot.

La Commune surveillait la Convention, l’Évêché surveillait la Commune; Cimourdain, esprit droit et répugnant à l’intrigue, avait cassé plus d’un fil mystérieux dans la main de Pache, que Beurnonville appelait «l’homme noir». Cimourdain, à l’Évêché, était de plain-pied avec tous. Il était consulté par Dobsent et Momoro. Il parlait espagnol à Gusman, italien à Pio, anglais à Arthur, flamand à Pereyra, allemand à l’Autrichien Proly, bâtard d’un prince. Il créait l’entente entre ces discordances. De là une situation obscure et forte. Hébert le craignait.

Cimourdain avait, dans ces temps et dans ces groupes tragiques, la puissance des inexorables. C’était un impeccable qui se croit infaillible. Personne ne l’avait vu pleurer. Vertu inaccessible et glaciale. Il était l’effrayant homme juste.

Pas de milieu pour un prêtre dans la révolution. Un prêtre ne pouvait se donner à la prodigieuse aventure flagrante que pour les motifs les plus bas ou les plus hauts; il fallait qu’il fût infâme ou qu’il fût sublime. Cimourdain était sublime; mais sublime dans l’isolement, dans l’escarpement, dans la lividité inhospitalière; sublime dans un entourage de précipices. Les hautes montagnes ont cette virginité sinistre.

Cimourdain avait l’apparence d’un homme ordinaire; vêtu de vêtements quelconques, d’aspect pauvre. Jeune, il avait été tonsuré; vieux, il était chauve. Le peu de cheveux qu’il avait étaient gris. Son front était large, et sur ce front il y avait pour l’observateur un signe. Cimourdain avait une façon de parler brusque, passionnée et solennelle; la voix brève; l’accent péremptoire; la bouche triste et amère; l’œil clair et profond, et sur tout le visage on ne sait quel air indigné.

Tel était Cimourdain.

Personne aujourd’hui ne sait son nom. L’histoire a de ces inconnus terribles.

III UN COIN NON TREMPÉ DANS LE STYX

Un tel homme était-il un homme? Le serviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection? N’était-il pas trop une âme pour être un cœur? Cet embrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il se réserver à quelqu’un? Cimourdain pouvait-il aimer? Disons-le. Oui.

Étant jeune et précepteur dans une maison presque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de la maison, et il l’aimait. Aimer un enfant est si facile. Que ne pardonne-t-on pas à un enfant? On lui pardonne d’être seigneur, d’être prince, d’être roi. L’innocence de l’âge fait oublier les crimes de la race; la faiblesse de l’être fait oublier l’exagération du rang. Il est si petit qu’on lui pardonne d’être grand. L’esclave lui pardonne d’être le maître. Le vieillard nègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passion son élève. L’enfance a cela d’ineffable qu’on peut épuiser sur elle tous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’était abattu, pour ainsi dire, sur cet enfant; ce doux être innocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à la solitude. Il l’aimait de toutes les tendresses à la fois, comme père, comme frère, comme ami, comme créateur. C’était son fils; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Il n’était pas le père, et ce n’était pas son œuvre; mais il était le maître, et c’était son chef-d’œuvre. De ce petit seigneur, il avait fait un homme. Qui sait? Un grand homme peut-être. Car tels sont les rêves. À l’insu de la famille, – a-t-on besoin de permission pour créer une intelligence, une volonté et une droiture? – il avait communiqué au jeune vicomte, son élève, tout le progrès qu’il avait en lui; il lui avait inoculé le virus redoutable de sa vertu; il lui avait infusé dans les veines sa conviction, sa conscience, son idéal; dans ce cerveau d’aristocrate, il avait versé l’âme du peuple.

L’esprit allaite; l’intelligence est une mamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et le précepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est plus père que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère que la mère.

Cette profonde paternité spirituelle liait Cimourdain à son élève. La seule vue de cet enfant l’attendrissait.

Ajoutons ceci: remplacer le père était facile, l’enfant n’en avait plus; il était orphelin; son père était mort, sa mère était morte; il n’avait pour veiller sur lui qu’une grand’mère aveugle et un grand-oncle absent. La grand’mère mourut; le grand-oncle, chef de la famille, homme d’épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour, fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait aux armées, et laissait l’orphelin seul dans le château solitaire. Le précepteur était donc le maître, dans toute l’acception du mot.

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