– Oh! mon ami… s’écrie-t-il… ô mon ami!
Il lève les bras au ciel, et les croise sur sa poitrine, laissant retomber ses larges épaules, avec accablement. Le vieux prêtre est toujours à genoux, tête basse. On ne voit que sa nuque grise courbée par la honte.
– Ainsi, épelle M. le curé de Luzarnes, cette pensée vous est venue, tout à coup, pour la première fois?
– Pour la première fois.
– Et jamais avant?…
– Mon Dieu! s’écrie le curé de Lumbres, jamais avant! Je ne suis qu’un malheureux. Depuis des années, je ne sais plus ce que c’est qu’une heure de paix. Comment pouvez-vous croire… Quoi! jusque sous les pieds de Satan! Un miracle, moi!… Mon ami, en vérité, je n’ai peut-être pas fait, dans toute ma vie, un seul acte d’amour divin, même imparfait, même incomplet… Non! il a fallu l’affreux travail de cette dernière nuit… Mot à mot, je ne m’appartiens plus… J’étais dans les convulsions du désespoir… Et c’est alors… alors, comme par dérision… que cette pensée m’est venue…
– Il fallait l’écarter, dit l’autre.
– Comprenez-moi, reprit le bonhomme, humblement… Je dis: Cette pensée m’est venue. C’est mal dit. Non pas une pensée, mais une certitude… (Ah! les mots me manquent; ils m’ont toujours manqué, s’écrie-t-il avec une impatience naïve…) Je dois aller jusqu’au bout, mon bien-aimé frère, jusqu’à ce dernier aveu… Même à genoux devant vous, plongé dans l’angoisse, doutant même de mon salut… je crois… j e dois croire… invinciblement… que cette certitude venait de Dieu.
– Avez-vous eu – comment dirais-je? – un signe matériel…
– Quel signe? fait le curé de Lumbres, candide.
– Mais que sais-je?… Avez-vous vu ou entendu?…
– Rien… Seulement cette voix intérieure. Si un ordre m’eût été donné, aussi net, j’aurais obéi sur-le-champ. Mais c’était moins un ordre que la simple assurance, la certitude que cela serait… si je voulais. Dieu m’est témoin que l’aveu que je vous fais m’arrache le cœur, je devrais en mourir de honte… Je savais… Je sais… toujours… je suis sûr… qu’un mot de moi eût… mon Dieu!… eût ressuscité… oui! ressusciterait ce petit mort!
– Regardez-moi, dit le curé de Luzarnes, après un long silence, avec autorité. Il le relevait des deux mains. Quand il le vit debout, près de lui, les genoux crottés, la tête basse, il l’aima…
– Regardez-moi, dit-il encore… Répondez-moi franchement. Qui vous a retenu d’éprouver… d’éprouver votre pouvoir, à l’instant même?
– Je ne sais pas, fit le vieux prêtre… C’était une terrible chose… Lorsque l’instrument est trop vil, Dieu le jette, après s’en être servi.
– Mais votre… conviction reste intacte?
– Oui, dit encore le curé de Lumbres.
– Et présentement, que décidez-vous?
– D’obéir, répondit cet homme étrange. Le futur chanoine retira vivement son binocle, et le brandit.
– Je ne vous conseillerai rien que de simple, dit-il. Premièrement, vous allez rentrer derrière moi, vous vous excuserez de votre mieux. (Votre départ si brusque a dû paraître bien extraordinaire, peu délicat.) Tandis que je remplirai ce devoir de politesse, vous irez – entendez-moi bien – vous irez dans la chambre mortuaire faire vos dévotions – de votre mieux – comme il vous plaira… Je ne voudrais laisser aucun doute dans votre esprit, déjà si bouleversé… Je prends tout sur moi, conclut-il après une imperceptible hésitation, mais par un geste tranchant, décisif.
(C’est ainsi qu’il dérobait à ses propres yeux la faiblesse d’un mouvement de curiosité à peine consciente, inavouée. Car parfois le plus vulgaire des hommes, égaré dans une salle de jeu, est pris au rythme de tous ces cœurs rapides, jette un louis sur le tableau, et découvre un peu de soi-même.)
Puis, ramenant son binocle à la hauteur des yeux:
– Après quoi, mon ami, vous irez sagement prendre un peu de repos.
– J’essaierai, dit humblement le vieux prêtre.
– Cela dépend de vous. L’acte du repos, affirment les spécialistes, est un acte volontaire. Chez beaucoup de malades, l’insomnie même n’est qu’une des mille formes de l’aboulie. Croyez-en un homme à qui ces questions sont familières. Une crise morale telle que celle-ci n’est sans doute que la réaction naturelle d’un organisme surmené. Entre nous, mon cher confrère, parlons net. Neuf fois sur dix, la paix que vous allez chercher si loin est à votre portée; une bonne hygiène vous la rendra. Certes, dans la bouche d’un prêtre, ces vérités sont parfois dangereuses, ou d’un maniement délicat. Mais d’un esprit supérieur, comme est le vôtre, je n’ai pas à craindre une de ces interprétations excessives…, que certaines âmes scrupuleuses…
– Vous me croyez fou, dit le curé de Lumbres, avec douceur.
Il levait sur lui son regard, tout à l’heure baissé, plein d’une tendresse mystérieuse. Puis il reprit:
– Hélas! il y a peu de temps, je l’eusse encore souhaité. À certaines heures, voir est à soi seul une épreuve si dure, qu’on voudrait que Dieu brisât le miroir. On le briserait, mon ami… Car il est dur de rester debout au pied de la Croix, mais plus dur encore de la regarder fixement… Quel spectacle, mon ami, que celui de l’innocence à l’agonie! Mais, après tout, cette mort n’est rien…, on pourrait peut-être la donner d’un coup, l’achever, remplir de terre la bouche ineffable, étouffer son cri… Non! La main qui le serre est plus savante et plus forte; le regard qui se rassasie de lui n’est pas un regard humain. À la haine effroyable qui couve le juste expirant, tout est donné, tout est livré. La chair divine n’est pas seulement déchirée, elle est forcée, profanée, par un sacrilège absolu, jusque dans la majesté de l’agonie… La dérision de Satan, mon ami! Le rire, l’incompréhensible joie de Satan!…
«… Pour un tel spectacle, dit-il après un silence, notre boue est encore trop pure…
– Le drame du Calvaire, commença le futur chanoine…
Il n’acheva pas. Dès ce moment, ce prêtre cartésien cessa de voir clair en lui. L’éminent philosophe, dont les discours révélèrent jadis à tant de belles curieuses un autre univers sensible, et qui, par un dosage savant de mathématique et d’esprit, fit du problème de l’être un divertissement d’honnêtes gens – s’il eût un jour entendu parler l’un de ses singuliers animaux, tout en ressorts, leviers et pignons – ne se serait pas trouvé plus accablé que le prêtre malheureux, jusqu’alors si ferme, et qui, subitement tiré hors de lui-même, ne se reconnaît plus.
Le curé de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt aigu.
– Malheureux sommes-nous, dit-il d’une voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui n’avons ici qu’un peu de cervelle, et l’orgueil de Satan! Qu’ai-je à faire de votre prudence? À présent mon sort est fixé. Quelle paix j’ai cherchée, quel silence? Il n’y a pas de paix ici-bas, vous dis-je, aucune paix, et dans un seul instant de vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumée, comme une odeur. J’ai prié Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux; j’ai voulu voir sa Croix; je l’ai vue; vous ne savez pas ce que c’est… Le drame du Calvaire, dites-vous… Mais il vous crève les yeux, il n’y a rien d’autre… Tenez! moi qui vous parle, Sabiroux, j’ai entendu – oui – jusque dans la chaire de la cathédrale… des choses… je ne peux pas dire… Ils parlent de la mort de Dieu comme d’un vieux conte… Ils l’embellissent… ils en rajoutent. Où vont-ils chercher tout ça? Le drame du Calvaire! Prenez bien garde, Sabiroux…
– Mon cher ami… mon cher ami, bégayait l’autre à bout de forces… une telle exaltation… une telle violence… si éloignée de votre caractère…
Et, certes, la parole elle-même l’effrayait moins que cette voix devenue si dure. Mais le pis, c’était son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetées comme un ordre: «Sabiroux… Sabiroux…»
– Prenez bien garde, Sabiroux, que le monde n’est pas une mécanique bien montée. Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart. C’est à travers nous que depuis des siècles et des siècles la même haine cherche à l’atteindre, c’est dans la pauvre chair humaine que l’ineffable meurtre est consommé. An! Ah! si haut, si loin que nous enlèvent la prière et l’amour, nous l’emportons avec nous, attaché à nos flancs, l’affreux compagnon, tout éclatant d’un rire immense! Prions ensemble, Sabiroux, pour que l’épreuve soit courte et la misérable foule humaine épargnée… Misérable foule!…
Sa voix se brise dans sa gorge, et il couvre ses yeux de ses mains frémissantes. Tout autour, le clair petit jardin siffle et chante. Mais ils ne l’entendaient plus.
«Misérable foule!» répète-t-il tout bas. Au souvenir de ceux qu’il avait tant aimés, sa bouche trembla, une espèce de sourire monta lentement sur sa face et s’y répandit avec une majesté si douce que Sabiroux craignit de le voir tomber là, devant lui, mort. Il l’appela deux fois, timidement. Alors, comme un homme qui s’éveille:
– Je devais parler ainsi. Cela va mieux. Je crois qu’il m’était permis, Sabiroux, de rectifier un peu votre jugement sur moi. Il me serait pénible de vous laisser croire que j’aie jamais été favorisé de… de visions… d’apparitions… enfin de tentations peu communes. Cela n’était pas fait pour moi. Non! Ce que j’ai vu, mon ami, je l’ai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois. Voyez-vous, on ne sait pas ce que c’est qu’un pécheur. Qu’est-ce qu’une voix dans le noir d’un confessionnal, qui ronronne, se hâte, se hâte, et ne se pose que sur les premières syllabes au mea culpa? Bon pour les enfants, ça, pauvres petits! Mais il faut voir, il faut voir les visages où tout se peint, et les regards. Des yeux d’homme, Sabiroux! On a toujours à dire là-dessus. Certes! j’ai assisté bien des mourants; ce n’est rien; ils n’effraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misérables que j’ai vus devant moi – et qui discutent, sourient, se débattent, mentent, mentent, mentent – jusqu’à ce qu’une dernière angoisse les jette à nos pieds comme des sacs vides! Cela fait encore figure dans le monde, allez! Ça piaffe devant les filles. Ça blasphème agréablement… Ah! longtemps, je n’ai pas compris; je ne voyais que des égarés, que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire… Il y a… il y a cet être obscur, incomparablement subtil et têtu, à qui rien ne saurait être comparé, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. À celui-là Dieu s’est livré pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dévoré. C’est de nous qu’Il est arraché. Depuis des siècles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimé à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée… Oh! notre ignorance est profonde! Pour un prêtre érudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande? À peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi! pensent-ils l’avoir rendu familier? Allez! Allez! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessé. On ne veut que plaire. On ne plaît qu’aux sots, qu’on rassure. Nous ne sommes pas des endormeurs, Sabiroux! Nous sommes au premier rang d’une lutte à mort et nos petits derrière nous. Des prêtres! Mais ils ne l’entendent donc pas, le cri de la misère universelle! Ils ne confessent donc que leurs bedeaux! Ils n’ont donc jamais tenu devant eux, face à face, un visage bouleversé? Ils n’ont donc jamais vu se lever un de ces regards inoubliables, déjà pleins de la haine de Dieu, auxquels on n’a plus rien à donner, rien! L’avare rongé par son cancer, le luxurieux comme un cadavre, l’ambitieux plein d’un seul rêve, l’envieux qui toujours veille. Hé quoi! quel prêtre n’a jamais pleuré d’impuissance devant le mystère de la souffrance humaine, d’un Dieu outragé dans l’homme, son refuge!… Ils ne veulent pas voir! Ils ne veulent pas voir!