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Puis, faisant sur la tête de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard: «Sortons!» dit-il. Hélas! mon cher et honoré collègue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eût retenu de le suivre, et que, dans l’excès de son affliction, la mère infortunée nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-être, Mme Lambelin avait gardé son sang-froid. Il y a certes beaucoup à reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinée, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyé sur l’expérience et le savoir, aurait pu préserver d’un affreux malheur… Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colère ou de sa miséricorde. Mais les tristes événements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la première hypothèse.

Le distingué chanoine prébendé, mort depuis, semble revivre à chaque ligne de cette lettre véritablement unique, judicieuses et discrètes formules, enfilées comme des marrons d’Inde, où les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rêve. Seul rêve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime écrivait à l’un de ses familiers:

Forcé d’interrompre un travail qui était ma seule distraction, je ne puis détourner ma pensée de certains souvenirs, et parmi ceux-là du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curé de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces événements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santé subit le contre-coup de cette idée fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte totale de l’appétit.

Ces dernières lignes réjouiront n’importe lequel de ces détrousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, à les lire, sans curiosité vile, en laissant retentir en soi-même l’écho de cette plainte naïve, on comprendra mieux ce qu’il y a de détresse sincère dans cet aveu d’impuissance, écrit d’un style aussi soutenu. Le suprême effort de certains hommes simples, nés pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetés au cœur des choses, dans un seul éclair vite éteint, – lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la dernière minute de leur incompréhensible vie, à rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappés dans le dos, – est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrète qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas à pas, de souvenir en souvenir, qu’ils épellent leur vie, lettre à lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme étrangers à leur propre aventure; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversés de part en part, pour en tuer un autre à côté. Comment resteraient-ils insensibles à cette injustice du sort, à la malfaisance et à la stupidité du hasard? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bête innocente et désarmée; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand même on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touché le réel, il faut qu’il n’ait point dérobé la part des forts, et qui est moins la connaissance du réel que le sentiment de notre impuissance à le saisir et à le retenir tout entier, la féroce ironie du vrai.

Quel autre mieux que ce prêtre si distingué eût été capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommée dans la solitude et le silence, à jamais scellée? Malheureusement, l’ancien curé de Luzarnes n’a laissé que quelques lettres incomplètes dont nous avons cité les passages essentiels. Le reste a été soigneusement détruit après la clôture de l’enquête ordonnée par l’autorité épiscopale, et dont les résultats furent provisoirement tenus secrets.

V.

– Sortons, avait dit le curé de Lumbres.

L’autre l’avait suivi, non pas fasciné, comme il l’a cru depuis de bonne foi, mais par simple curiosité, pour voir. L’ancien professeur connaissait peu de choses du vieux prêtre, devenu tout à coup gardien d’un immense troupeau sans cesse accru. Par quel prodige ce bonhomme aux souliers crottés, toujours seul dans les chemins, et passant vite, avec son sourire triste, avait-il rassemblé autour de son confessionnal un véritable peuple, son peuple? M. le curé de Luzarnes, nouveau venu dans le diocèse, partageait «jusqu’à un certain point» la méfiance de quelques-uns de ses confrères. «Je me réserve», disait-il ingénument. Et voilà qu’aujourd’hui, par hasard (un autre mot qu’il aimait), d’un premier pas il entrait dans la confidence de ce singulier esprit.

Ils sortirent dans le petit jardin, clos de murs, derrière la maison. Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent d’ouest, filaient comme des flèches. Car la brise s’était levée avec le jour.

Tout à coup le curé de Lumbres s’arrêta et fit un pas vers son compagnon. En pleine lumière, son vieux visage apparut, marqué de la flétrissure de l’insomnie, aussi reconnaissable que le masque d’un agonisant. Une minute, la pauvre bouche se détendit, trembla; puis, au regard curieux qui l’observait, l’autre regard, vaincu, livra son secret, se livra… Le bonhomme pleurait.

Déjà le futur chanoine s’apitoyait, dressait en l’air sa petite main blonde.

– En vérité, mon cher confrère…

Il dit beaucoup de choses, en hâte, au hasard, comme il convient dans un cas si grave, se raffermissant à mesure au son de sa propre voix. Il regardait en parlant, pour être plus sûr de le convaincre, le prêtre tout chancelant que son infaillible éloquence allait tout à l’heure redresser. «Cette crise d’exaltation, mon pieux ami, n’est qu’une épreuve passagère, et un avertissement de la Providence qui n’approuve peut-être pas toujours les excès de votre zèle, ces rigueurs de pénitence, ces jeûnes, ces veilles…»

Il allait, il allait, pressé de conclure, donnant à pleines mains son emplâtre et ses baumes, quand une voix, d’un accent si singulier, ah! certes une voix si singulière, si peu attendue, d’un homme qui n’avait point écouté, qui n’écouterait plus, dont la seule plainte restituait au néant l’éloquence déçue.

– Mon ami, mon ami, je n’en puis plus. Je suis à bout.

Une autre parole trembla sur ses lèvres, qu’il n’acheva pas. Mais le vigilant confrère, un moment déconcerté:

– Ce désespoir…, commença-t-il.

Le curé de Lumbres posait déjà sur la sienne une main impérieuse, fébrile. Écartons-nous un peu, dit-il, je vous en prie, jusque-là.

Ils s’arrêtèrent au pied d’un mur tout croulant. Quelle joyeuse vie bourdonnait autour!

– Je suis à bout, reprit la voix lamentable. Ah! par pitié, mon ami, à présent mon unique ami, que votre charité ne vous égare pas. Soyez dur! Je ne suis qu’un prêtre indigne, un pauvre prêtre, une âme aride, un aveugle, un misérable aveugle…

– Non pas… non pas…, rectifia poliment le futur chanoine, non pas vous, mais peut-être quelques esprits téméraires qui abusant de votre cré… de votre bonne foi… Il est si aisé de croire à tout le bien qu’on dit de nous!

Il sourit, écartant de sa main une guêpe importune (la guêpe, et cette bouche émerveillée, pleine de discours, deux bêtes bourdonnantes)… Mais, péremptoire:

– Je vous écoute, dit-il.

Le curé de Lumbres glisse à ses pieds, tombe à genoux.

– Dieu me remet entre vos mains, fait-il, me donne à vous!

– Quel enfantillage! s’écrie le futur chanoine. Relevez-vous, mon ami. Votre imagination enfle démesurément une simple impression de fatigue, de surmenage. Oh! je ne suis qu’un homme ordinaire, mais une certaine expérience…, conclut-il avec un sourire.

Le curé de Lumbres répond à ce sourire par un autre sourire navré. Qu’importe! il ne veut voir en celui-là qu’un ami, avant le suprême détour, non choisi, mais reçu, visiblement reçu de Dieu, son dernier ami. Ah! certes, il n’espère plus retourner en arrière, retrouver la paix, revivre. Il est déjà trop loin sur la route maudite. Il ira, il ira, jusqu’à bout de souffle, avec ce seul compagnon.

– Hélas! s’écrie-t-il, tel j’étais au grand séminaire, tel je suis resté, une tête dure, un cœur sec, sans aucun élan, pour tout dire: un homme vil dont la Providence s’est servie. Le bruit fait autour de moi, l’obstination à me poursuivre, l’amitié de tant de pécheurs, autant de signes et d’épreuves dont je n’entendais ni le sens ni le but. Un saint mûrit dans le silence, et le silence m’était refusé. Tout à l’heure encore j’aurais dû me taire… Je n’aurais pas à présent à vous faire un aveu… (Oui… mon cœur saignait de quitter en un pareil moment cette pauvre femme à genoux – si durement – oui, durement frappée…) Ce n’était pas sans raison… pas sans raison… Car… Mon ami, alors que j’étais déjà sur le seuil de la porte… une pensée… une telle pensée m’est venue…

– Laquelle? demanda M. le curé de Luzarnes.

D’un geste involontaire, il s’est penché vers lui, jusqu’à sa bouche d’où ne sort maintenant qu’un murmure confus… Puis, il se relève, atterré…

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