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Deux longues heures, tantôt reployée sur elle-même, sans mouvement, tantôt se tordant à terre dans une rage convulsive et muette, puis encore assommée d’un affreux sommeil, elle crut vraiment perdre la raison, descendre une à une les marches noires. Son destin se retraçait ligne par ligne: elle en parcourait les étapes. C’était comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait leurs voix. À chaque image recherchée, suscitée, volontairement épuisée, elle sentait littéralement frémir ses sens et sa raison, ainsi qu’un frêle navire dans le vent; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en était à soulever délibérément en elle les puissances de désordre, appelant la folie ainsi que d’autres appellent la mort. Mais par un instinct profond à peine conscient elle s’interdisait la seule manifestation extérieure qui risquât de briser ses forces: elle ne poussait aucun cri, elle étouffait même sa plainte: un seul témoin de son délire, et c’était assez pour qu’elle perdît pied. Cela elle le savait: elle n’appelait point. À mesure que la résistance intérieure, en dépit d’elle-même, s’affermissait, ses gestes devenaient une agitation factice, sa rage s’exténuait par sa violence même. Elle redevenait par degrés spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant fortement ainsi qu’au retour d’un grand rêve, un calme affreux rétabli dans son âme, sa déception fut totale, absolue. C’était comme la chute brusque du vent, sur une mer démontée, dans une nuit noire.

La même chose ignorée lui manquait toujours, manquait à sa vie. Mais quoi ~ Mais laquelle? Vainement elle essuyait ses joues déchirées à coups d’ongle, ses lèvres mordues; vainement elle regardait à travers les vitres la lumière de l’aube; vainement elle répétait de sa triste voix sans timbre: «C’est fini… c’est fini!…

La vérité lui apparaissait; l’évidence serrait son cœur; même la folie lui refusait son asile ténébreux. Non! elle n’était pas folle, ne le serait jamais. Cette chose lui manquait, qu’elle avait tenue, mais où? mais quand? De quelle manière? Et il était sûr à présent qu’elle s’était joué depuis quelques instants la comédie de la démence pour masquer, pour oublier – à quelque prix que ce fût – son mal réel, inguérissable, inconnu.

(Ah! parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce! Mais, quand il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner l’enfer!)

C`est alors qu’elle appela – du plus profond, du plus intime – d’un appel qui était comme un don d’elle-même, Satan.

D’ailleurs, qu’elle l’eût nommé ou non, il ne devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, même imploré, surgit rarement de l’abîme. Aussi n’eût-elle su dire, à demi consciente, quelle offrande elle faisait d’elle-même, et à qui. Cela vint tout à coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair La componction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitée un moment, n’était plus qu’une souffrance entre ses souffrances. La minute présente était toute angoisse. Le passé un trou noir. L’avenir un autre trou noir. Le chemin où d’autres vont pas à pas, elle l’avait déjà parcouru: si petit que fût son destin, au regard de tant de pécheurs légendaires, sa malice secrète avait épuisé tout le mal dont elle était capable – à une faute près – la dernière. Dès l’enfance, sa recherche s’était tournée vers lui, chaque désillusion n’ayant été que prétexte à un nouveau défi. Car elle l’aimait.

Où l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agités qui étonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints à miracles, car le contemplatif vit et meurt le plus souvent ignoré. Or l’enfer aussi a ses cloîtres.

La voilà donc sous nos yeux, cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant. Un meurtre excepté, rien ne marquera ses pas sur la terre. Sa vie est un secret entre elle et son maître, ou plutôt le seul secret de son maître. Il ne l’a pas cherchée parmi les puissants, leurs noces ont été consommées dans le silence. Elle s’est avancée jusqu’au but, non pas à pas mais comme par bonds, et le touche, quand elle ne s’en croyait pas si proche. Elle va recevoir son salaire. Hélas! il n’est pas d’homme qui, sa décision prise et le remords d’avance accepté, ne se soit, au moins une minute, rué au mal avec une claire cupidité, comme pour en tarir la malédiction, cruel rêve qui fait geindre les amants, affole le meurtrier, allume une dernière lueur au regard du misérable décidé à mourir, le col déjà serré par la corde et lorsqu’il repousse la chaise d’un coup de pied furieux… C’est ainsi, mais d’une force multipliée, que Mouchette souhaite dans son âme, sans le nommer, la présence du cruel Seigneur.

Il vint, aussitôt, tout à coup, sans nul débat, effroyablement paisible et sûr. Si loin qu’il pousse la ressemblance de Dieu, aucune joie ne saurait procéder de lui, mais, bien supérieure aux voluptés qui n’émeuvent que les entrailles, son chef-d’œuvre est une paix muette, solitaire, glacée, comparable à la délectation du néant. Quand ce don est offert et reçu, l’ange qui nous garde détourne avec stupeur sa face.

Il vint et, sitôt venu, l’agitation de Mouchette cessa par miracle, son cœur battit lentement, la chaleur revint par degrés, son corps et son âme ne furent qu’attente ferme et calculée – sans impatience inutile – d’un événement désormais certain. Presque en même temps, son cerveau l’imagina, le réalisa pleinement. Et elle comprit que l’heure était venue de se tuer, sans aucun délai surtout! à l’instant même .

Avant que ses membres eussent fait un mouvement, son esprit fuyait déjà sur la route de la délivrance. Après lui elle s’y jeta. Chose étrange: son regard seul restait trouble et hésitant. Toute sa vie sensible était à l’extrémité de ses doigts, dans la paume de ses mains agiles. Elle ouvrit la porte sans faire crier l’huis, poussa celle de la chambre de son père (à cette heure toujours vide), prit le rasoir â sa place ordinaire, l’ouvrit tout grand. Déjà elle était de nouveau chez elle, face à la glace, dressée sur la pointe de ses petits pieds, le menton jeté en arrière, sa gorge tendue, offerte… Quelle que fût son envie, elle n’y jeta pas la lame, elle l’y appliqua férocement, consciemment et l’entendit grincer dans sa chair. Son dernier souvenir fut le jet de sang tiède sur sa main et jusqu’au pli de son bras.

IV.

C ‘est à l’église, dans la sacristie dont il avait toujours la clef dans sa poche, que l’abbé Donissan attendit l’heure de sa messe, qu’il célébra comme d’habitude. Depuis quelques jours, M. Menou-Segrais gardait la chambre, souffrant d’une crise plus violente d’asthme. Vers dix heures et demie, regardant la route, il aperçut son vicaire et s’étonna. Mais déjà les gros souliers résonnaient sur les dalles du vestibule, puis dans l’escalier. Enfin, derrière la porte, la voix, toujours ferme et calme, demanda:

– Puis-je entrer, monsieur le doyen?

– Volontiers, s’écria le curé de Campagne, intrigué. Tout de suite.

Il tourna malaisément la tête, calée entre deux énormes oreillers au dossier du grand fauteuil. Le visage de l’abbé lui apparut mal distinct dans la chambre obscure (les rideaux étaient encore à demi tirés). Ce qu’il en vit démentait suffisamment le calme affecté de la voix. D’ailleurs il n’exprima son étonnement que par un battement des paupières, sur son regard aigu.

– Quelle surprise! commença-t-il avec beaucoup de douceur. Comment êtes-vous déjà de retour?

Il se gardait bien de montrer un siège, sachant par expérience que, debout devant lui, les bras ballants, la gaucherie du pauvre prêtre doublait sa timidité naturelle, le tenait mieux à sa merci.

– J’ai été ridicule, comme toujours, répondit l’abbé Donissan… Enfin, je me suis perdu…

– De sorte que vous êtes arrivé trop tard à Étaples, les confessions terminées?

– Je n’ai pas encore tout dit, avoua le vicaire piteusement.

– Par exemple! s’écria l’abbé Menou-Segrais, en frappant violemment l’accoudoir de son fauteuil, avec une vivacité bien différente de ses manières habituelles. Et que vont dire ces messieurs, je vous le demande? Arriver en retard, soit. Mais ne pas arriver du tout!

Si peu soucieux qu’il fût à l’ordinaire de l’opinion d’autrui, il craignait le ridicule d’une crainte nerveuse, qui était comme l’élément féminin d’une nature pourtant assez mâle. Et de quelle moquerie ne serait-il pas l’objet, par un détour, dans la personne de son vicaire, déjà assez brocardé! Toutefois, rencontrant le regard de l’abbé Donissan, d’une magnifique loyauté, il rougit de sa faiblesse et continua paisiblement:

– Ce qui est fait est fait. J’écrirai ce soir au chanoine, pour nous excuser. À présent, dites-moi…

Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue. À sa grande surprise son resta debout.

– Dites-moi, répéta-t-il sur un ton bien différent de sollicitude et d’autorité, comment vous vous êtes perdu dans un pays qui n’est tout de même pas un désert sauvage?

La tête de l’abbé Donissan restait penchée sur son épaule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa réponse tomba de haut:

– Dois-je vous dire ce que je crois être la vérité?

– Vous le devez, répliqua M. Menou-Segrais.

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