Alors elle se dressa, battant l’air de ses mains, la tête jetée en arrière, puis d’une épaule à l’autre, absolument comme un noyé qui s’enfonce. La sueur ruisselait sur son visage, ainsi qu’un torrent de larmes, tandis que ses yeux, que dévorait la vision intérieure, n’offraient au vicaire de Campagne qu’un métal refroidi. Aucun cri ne sortait de ses lèvres, bien qu’il parût vibrer dans sa gorge muette. Ce cri, qu’on n’entendait pas, imposait pourtant sa forme à la bouche contractée, au col ployé, aux maigres épaules, aux reins creusés, au corps tout entier comme tiré en haut pour un appel désespéré… Enfin elle s’enfuit.
…
Jusqu’au premier tournant de la route elle crut ne pas hâter son pas, quand déjà elle courait presque. Au bas de la descente, lorsque les haies dégarnies et les troncs pressés de pommiers lui furent un abri, elle se mit à fuir de toute la vitesse de ses jambes. À l’entrée de Campagne, cependant, elle quitta la grande route et prit d’instinct le sentier désert à cette heure et qui lui permit d’atteindre, sans être vue, son jardin. Elle ne pensait clairement à rien, ne désirait rien que se trouver seule, derrière une porte bien close, à l’abri, seule. Le dehors, l’horizon familier, le ciel même appartenaient à son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son désordre était tel que, si l’occasion s’en fût seulement présentée, elle eût appelé à l’aide n’importe qui, son père même.
Mais l’occasion ne se présenta pas. La cuisine était vide. Elle grimpa l’escalier quatre à quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se redressa aussitôt comme mordue, se jeta vers la fenêtre, ouvrit les rideaux et, découvrant son regard dans la glace, fit en arrière un bond de bête surprise.
– Est-ce toi, Germaine? demandait à travers la cloison Mme Malorthy.
La glace connut seule ce nouveau regard de Mouchette, la grimace frénétique de ses lèvres. Elle répondit d’une voix basse et calme:
– C’est moi, maman.
Et, avant que la vieille femme eût placé encore un mot, elle trouva sans hésiter, sans y penser même, le seul mensonge qui ne fût pas tout à fait invraisemblable:
– Cousin Georges m’a reconduite en voiture jusqu’au hameau de Viel. Il allait au marché de Viel-Aubin.
– À ct’heure?
– Il est parti très tôt, parce qu’il embarquait des porcs. Il fallait profiter de l’occasion, ou revenir à pied.
– T’as pas dîné, répondit la vieille. Je vas te faire un peu de café.
– Justement parce que je n’ai pas dormi, je me couche, fit Mouchette. Laisse-moi.
– Ouvre donc, répéta Mme Malorthy.
– Non! cria farouchement Mouchette. Mais, se reprenant aussitôt, de sa petite voix sèche et dure, qui faisait trembler sa mère:
– Je n’ai besoin que de dormir. Bonsoir.
Et quand elle entendit décroître, au tournant de l’escalier, le bruit des sabots, ses genoux fléchirent: elle s’accroupit dans le coin sombre, sans parole, sans regard. Le péril présent n’engendre que la crainte, qui frappe de stupeur le lâche. Elle endort avant que de tuer. La terreur s’éveille plus tard, lorsque la conscience engourdie prend peu à peu connaissance et possession de son hôte sinistre. Le jugement touche le condamné comme la pierre d’une fronde, et le chiourme qui le reconduit à sa cellule ne jette sur le lit qu’une espèce de cadavre. Mais, quand il ouvre les yeux, dans la nuit profonde et douce, le misérable connaît tout à coup qu’il est étranger parmi les hommes.
Rarement Mouchette prit le temps de s’observer avec quelque sollicitude: elle n’y trouve aucun plaisir. Sur un tel sujet, son inexpérience est grande: elle ressemble à la candeur. Si loin qu’elle remonte dans le passé, elle n’a connu des scrupules et des remords que cette gêne vague – la crainte du péril, ou son défi, – la conscience obscure d’être pour un moment hors la loi, l’instinct tout entier en éveil de l’animal loin de son gîte, sur une route inconnue. À cette minute même rien ne l’occupe que le danger mystérieux entrevu quelques instants plus tôt, la volonté qui a brisé la sienne, le prêtre ridicule, connu de tous, salué dans la rue, familier, qui lui a vu plier les genoux.
Ce souvenir est encore si fort qu’il écarte tous les autres: elle s’est heurtée à un obstacle, et l’obstacle, c’est ce prêtre. Jadis une telle évidence eût réveillé sa colère et tendu les mille réseaux de sa ruse. Ce qui la tient cette fois face contre terre, c’est la cruelle surprise de ne sentir au fond de son cœur humilié qu’un amer dégoût.
Un moment – un seul moment – l’idée lui vient (mais si embarrassée de se formuler seulement): briser l’obstacle, répéter le geste meurtrier. Elle l’écarte aussitôt: elle lui paraît vaine et grotesque, pareille à ces entreprises poursuivies dans les rêves. On ne tue pas pour quelques paroles obscures. Telle est la raison qu’elle se donne; mais il est plus vrai qu’en l’atteignant dans son orgueil le rude adversaire a rompu le seul ressort de sa vie.
Le danger l’exciterait plutôt; l’odieux ne l’arrêterait pas. Elle craint seulement quelque chose qui pourrait être le ridicule ou la pitié. Comme il arrive parfois, les mots qui lui viennent tout à coup aux lèvres, sans qu’elle les cherche, expriment sa crainte profonde: «Ils me croiraient tout à fait folle», murmura-t-elle.
Folle!… Elle arrête ici un long moment sa pensée. Jusqu’alors, même à l’hospice de Campagne, elle n’a pas douté de sa raison. Dès le premier instant de lucidité, elle écoutait discuter son cas avec une ironique curiosité.
– Que savaient-ils, ces messieurs, de la terrible aventure?
– Presque rien, l’essentiel demeurant son secret. Elle était, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle avait désiré d’être, toujours semblable à son personnage favori, une fille dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les couards et les sots… Toutefois, aujourd’hui, à cet instant…
Qui justifiait sa terreur? Au tournant de la route déserte, elle ne laissait derrière elle qu’un jeune prêtre, rencontré déjà bien des fois, inoffensif en apparence, et même un peu sot. Sans doute il a parlé. Qu’a-t-il donc dit de tellement grave? à ce point, l’effort qu’elle fait pour se reprendre, se dominer, ne peut se poursuivre. De minute en minute, il lui paraît cependant plus clair qu’elle s’est trouvée dupe en quelque façon. Elle a pris peur pour un certain nombre de phrases vagues, d’allusions en apparence perfides – peut-être innocentes, maladroitement interprétées. Lesquelles encore? Un mot dit en passant sur le crime déjà si ancien, presque oublié, un mot fait plutôt pour la rassurer: «Vous n’êtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre…» (elle a beau répéter ces mêmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliée qui alors lui travaillait si puissamment le cœur). Puis quoi? Des reproches, des exhortations à quitter la voie mauvaise… (elle ne se souvient nettement d’aucune) et enfin… (là, sa mémoire tourne court) certaine révélation singulière qui fa troublée au point que, l’angoisse seule survivant à sa cause, elle ne saurait dire pourquoi elle se blottit dans l’angle du mur, le visage sur ses genoux, toute hérissée de frissons, claquant des dents. Là! Là est le secret . C’est alors seulement qu’elle a fui. Ce vide affreux s’est alors creusé en elle. Est-il possible? Est-il possible pourtant qu’elle ait fui d’une telle fuite désespérée de vagues récits empruntés sans doute à la chronique du bourg, sur elle et les siens? C’est vrai qu’elle les a crus, et elle en sait encore assez pour être sûre qu’à un certain moment elle ne pouvait pas ne pas les croire. Nul doute que la même présence et la même parole la convaincraient à nouveau. Et puis après? A-t-elle jamais redouté la haine des sots? Mais qu’a-t-il pu donc rapporter de neuf, ce prêtre? La terreur qui l’a comme tirée hors d’elle-même pour la jeter ici tremblante ne vient pas de lui. Elle n’est dupe que d’un rêve… et ce rêve qu’elle emporte engourdi peut ressusciter tout à coup… Oh! oh! voilà que déjà son cœur bat et sonne, tandis que la sueur ruisselle entre ses épaules. La houle d’angoisse l’agite, l’affreuse caresse glacée la saisit durement à la gorge. Le hurlement qu’elle pousse s’entend jusqu’à l’extrémité de la place, et le mur même en a frémi.
Elle se retrouve couchée à plat ventre au pied de son lit. L’édredon a glissé par-dessous et elle y a enfoncé ses crocs, en sorte que sa bouche est pleine de duvet. Rien ne trouble plus le silence, et elle s’avise tout à coup qu’elle n’a crié qu’en songe. À présent, de toutes les forces qui lui restent, elle repousse, elle refoule un nouveau cri. Car, en un éclair, elle s’est vue reconduite à l’hospice, la porte refermée sur elle, cette fois décidément folle – folle à ses propres yeux – de son aveu même… D’abord elle gémit à petits coups, puis se tut.
Parfois, lorsque l’âme même fléchit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier, d’instinct au moins, comme une bouche à l’air respirable, s’ouvre à Dieu. Mais c’est en vain que la misérable fille userait, à résoudre l’énigme qu’elle se propose, ce qui lui reste de vie. Comment s’élèverait-elle par ses propres forces à la hauteur où l’a portée tout à coup l’homme de Dieu, et d’où elle est présentement retombée? De la lumière qui l’a percée de part en part – pauvre petit animal obscur – il ne reste que sa douleur inconnue, dont elle mourrait sans la comprendre. Elle se débat, l’arme éblouissante en plein cœur, et la main qui l’a poussée ne connaît pas sa cruauté. Pour la divine miséricorde, elle l’ignore et ne saurait même pas l’imaginer… Que d’autres se débattent ainsi, vainement serrés sur la poitrine de l’ange dont ils ont entrevu, puis oublié la face! Les hommes regardent curieusement s’agiter tel d’entre eux marqué de ce signe, et s’étonnent de le voir tour à tour frénétique dans la recherche du plaisir, désespéré dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, où le reflet même de ce qu’il désire s’est effacé!