Sa surprise fut si grande, si prompte la déception même de sa crainte, qu’il resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans la boue froide, incapable d’aucun mouvement, d’aucune pensée. Puis il s’avisa d’inspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbé en deux, tâtant parfois le sol de ses mains, s’efforçant de retrouver sa propre trace, de la suivre pas à pas jusqu’au point mystérieux où il avait dû quitter la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien qu’il dominât sa crainte, déjà il en était à ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvé le mot de l’énigme – et il fallait qu’il le trouvât. Vingt fois il tenta de rompre le cercle, vainement. À quelque distance toute trace cessait et il dut convenir qu’il avait marché dans l’herbe du bas-côté – assez drue pour que son passage n’y eût laissé aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mètres le sol était littéralement piétiné. Un découragement absurde, un désespoir presque enfantin lui fit monter les larmes aux yeux.
Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un émotif. Peu à peu les illusions et les tromperies de cette nuit n’apparaissent à sa simplicité que comme des obstacles à vaincre. Une fois de plus il s’engage dans le chemin, descend la pente, d’abord lentement, puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore maître de lui, et ce n’est déjà plus vers son but qu’il se hâte, c’est à la nuit, à sa terreur qu’il tourne le dos: son dernier effort est une fuite inconsciente. Depuis longtemps n’eût-il déjà pas dû atteindre la petite ville inaccessible? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable.
De nouveau les deux talus noirs surgissent, s’abaissent, se relèvent et, lorsqu’ils disparaissent tout à fait, à peine s’il devine la plaine invisible, tandis qu’un vent froid et glacé, sans aucun bruit, le frappe au visage… Il est sûr d’être déjà hors du chemin, sans qu’il puisse comprendre à quel instant il l’a quitté. Il court plus fort, d’ailleurs poussé en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drôlement troussée sur ses jambes maigres – ridicule fantôme, si drôlement actif et gesticulant, à travers les choses immobiles. Tête basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent; il glisse doucement sur le côté, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait déjà qu’il est revenu .
Il ne se révolte pas encore. Il se relève, avec un profond soupir et, d’un geste des épaules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche, tournant décidément le dos. Il avance d’un pas régulier, docile, dans la terre qui colle à ses semelles, enjambe des haies basses, une clôture en fil de fer, évite d’autres obstacles, à tâtons, sans tourner la tête, de nouveau infatigable. Il ne délire pas du tout; il ne se propose aucun but singulier; il accepte comme une aventure ordinaire ce voyage si étrangement interrompu et ne songe bonnement qu’à rentrer le plus vite possible là-bas, au presbytère de Campagne, avant le jour. Il a décidé simplement de refaire, à rebours, son long voyage. Si l’abbé Menou-Segrais se dressait tout à coup devant lui, nul doute qu’après l’avoir poliment salué il lui conterait l’affaire en peu de mots, comme on rend compte d’un contretemps seulement fâcheux.
Après un dernier fossé franchi, le voilà maintenant sur un chemin de terre, fort étroit, à peine tracé, au milieu des labours. Il se souvient de l’avoir suivi, peut-être, – une heure ou deux plus tôt. Mais alors il était seul , semble-t-il…
Car depuis un moment (pourquoi ne l’avouerait-il point?) il n’est plus seul . Quelqu’un marche à ses côtés. C’est sans doute un petit homme, fort vif, tantôt à droite, tantôt à gauche, devant, derrière, mais dont il distingue mal la silhouette – et qui trotte d’abord sans souffler mot. Par une nuit si noire, ne pourrait-on s’entraider? A-t-on besoin de se connaître pour aller de compagnie, à travers ce grand silence, cette grande nuit?
– Une grande nuit, hein? dit tout à coup le petit homme.
– Oui, monsieur, répond l’abbé Donissan. Nous sommes encore loin du jour. C’est certainement un jovial garçon, car sa voix, sans aucun éclat, a un accent de gaieté secrète, véritablement irrésistible. Elle achève de rassurer le pauvre prêtre. Même il craint que sa brève réponse n’ait fâché le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Qu’une parole humaine peut être agréable à entendre ainsi, à l’improviste, et qu’elle est douce! L’abbé Donissan se souvient qu’il n’a pas d’ami.
– J’estime, prononce alors le noir petit marcheur, que l’obscurité rapproche les gens. C’est une bonne chose, une très bonne chose. Quand il n’y voit goutte, le plus malin n’est pas fier. Une supposition que vous m’ayez rencontré en plein midi: vous passiez sans seulement tourner la tête… Et ainsi donc, vous venez d’Étaples?
Sans attendre la réponse, il précède rapidement son compagnon, empoigne le fil barbelé d’une clôture invisible, le tient poliment levé à bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde:
– Ainsi, vous venez d’Étaples, et vous allez sans doute à Cumières?… ou Chalindry?…, ou Campagne?…
– À Campagne, répond le vicaire, qui évite ainsi de mentir.
– Je ne vous accompagnerai pas jusque-là, reprend-il en riant à petits coups, d’un rire amical… Nous coupons au court, à travers champs, vers Chalindry: je connais les clôtures; j’irais les yeux fermés.
– Je vous remercie, dit l’abbé Donissan, débordant de reconnaissance. Je vous remercie de votre obligeance et de votre charité. Tant d’étrangers m’eussent laissé sans secours: il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre soutane fait peur. Le petit homme siffle avec dédain:
– Des nigauds, fait-il, des ignorants, des culs-terreux qui ne savent pas lire. J’en rencontre assez souvent, sur les marchés, dans les foires de Calais jusqu’au Havre. Que de bêtises on entend! Que de misères! J’ai un frère de ma mère prêtre, moi qui vous parle.
Il se pencha de nouveau vers une haie épaisse et courte, hérissée d’épines; après l’avoir tâtée, reconnue de ses longs bras agiles, entraînant le vicaire sur la droite, avec une vivacité singulière, il découvrit une large brèche et, s’effaçant pour le laisser passer:
– Constatez vous-même, fit-il, je n’ai pas besoin d’y voir. Un autre que moi, par une nuit pareille, tournerait en rond jusqu’au matin. Mais ce pays-ci m’est connu.
– L’habitez-vous? demanda presque timidement le vicaire de Campagne (car, à mesure qu’il s’éloignait de la ville dont l’avait détourné une succession d’événements inexplicables, une terreur comme apaisée, sourde, mêlée de honte – pareille au souvenir d’un rêve impur – pénétrait profondément son cœur et, la pointe enfin détournée, le laissait faible, hésitant, avec le désir enfantin d’une présence secourable, certaine, d’un bras à serrer).
– Je n’habite nulle part, autant dire, avoua l’autre. Je voyage pour le compte d’un marchand de chevaux du Boulonnais. J’étais à Calais avant-hier: je serai jeudi à Avranches. Oh! la vie est dure, et je n’ai pas le temps de prendre racine nulle part.
– Êtes-vous marié? interrogea de nouveau l’abbé Donissan. Il éclata de rire:
– Marié avec la misère. Où voulez-vous que je trouve le loisir de penser sérieusement à tout ça? On va, on vient, on ne s’attache pas. On prend son plaisir en passant.
Il se tut, puis reprit avec embarras:
– Je vous demande pardon: ça n’est pas des choses à dire à un homme comme vous. Appuyez franchement sur la droite: il y a près d’ici un fond plein d’eau. Cette sollicitude émeut de nouveau l’abbé Donissan. Il marche à présent d’un pas très rapide, presque sans fatigue. Mais à mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblesse s’insinue en lui, prend possession, pénètre sa volonté d’un attendrissement si lâche, si poignant! Des paroles montent à ses lèvres que sa conscience contrôle vaguement.
– Le bon Dieu vous récompensera de votre peine, dit-il. C’est lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment où le courage m’abandonnait. Car cette nuit a été pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne pouvez l’imaginer.
C’est tout juste s’il retient encore le récit naïf, insensé, de sa dernière aventure. Il voudrait parler, se confier, contempler dans un regard, même inconnu, mais amical, compatissant, sa propre inquiétude, le doute qui déjà l’assaille, l’horrible rêve. Toutefois, le regard qu’il rencontre, en levant les yeux, est plus étonné que compatissant.
– Voyager par une nuit sans lune n’est jamais bien agréable, répond évasivement l’étranger. D’Étaples à Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise route. Et sans moi l’étape était forcément plus longue encore. Le raccourci nous fait gagner deux kilomètres au moins. Mais nous voici sur la route de Chalindry.
(La route, blême dans la nuit, s’enfonce toute droite à travers la plaine informe.)
– Je vous laisserai continuer seul tout à l’heure, ajouta-t-il, comme avec regret. Êtes-vous d’ailleurs si pressé de regagner Campagne?
– J’ai déjà trop tardé, répond le futur curé de Lumbres. Beaucoup trop.
– Je vous aurais demandé… il eût été possible… préférable même… d’attendre le jour chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien – en lisière du bois de la Saugerie – une forte cabane de charbonniers avec un âtre, et tout ce qu’il faut pour faire du feu.