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On peut tenir, presser entre ses doigts l’affreux petit livre. La reliure en est protégée par une enveloppe de drap noir, soigneusement cousue. Les pages souvent feuilletées gardent encore une odeur fade et rance. Une méchante gravure polychrome porte au coin gauche, tracée d’une écriture menue et perfide, à l’encre pâlie, cette phrase mystérieuse: «À ma chère Adoline, pour la consoler de l’ingratitude de certaines personnes…» Suprême témoignage sans doute d’une rancune dévote… Quoi! c’est le livre, le vil petit compagnon de celui-là dont les plus fiers ne peuvent dire qu’ils ont soutenu sans embarras le regard posé sur leur propre pensée – son compagnon – son confident, le confident du saint de Lumbres! Que cherchait-il à travers ces pages toutes pareilles, où l’énorme ennui d’un prêtre oisif s’est peu à peu délivré?

Que cherchait-il, et par-dessus tout, qu’a-t-il trouvé? Sans doute l’abbé Donissan ne nous a laissé aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possédons quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extraordinaires confidences est encore trop vivant au cœur de certains. Aucun de ceux qui l’approchèrent ne mirent en doute son sens aigu du réel, la netteté de son jugement, la souveraine simplicité de ses voies. Nul ne montra plus de défiance aux beaux esprits, ou ne les marqua même à l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur. Si délaissé qu’on le suppose à cette époque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison? A-t-il prononcé vraiment sans dégoût ces prières ostentatoires, respiré la détestable chimie des bouquets spirituels, pleuré ces larmes de théâtre? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il déjà plus?

On referme ce petit livre avec dégoût: le frôlement du drap malpropre agace encore les doigts. On voudrait connaître, chercher dans un regard humain le secret de la force dérisoire dont la plus claire des âmes fut un moment obscurcie. Hé quoi? La grâce même de Dieu peut-elle être ainsi dupée? Chacun verra-t-il toujours, s’il tourne la tête, derrière lui son ombre, son double, la bête qui lui ressemble et l’observait en silence? Comme ce petit livre est lourd!

C’est ainsi que la malice qui le poursuivit d’ailleurs sans relâche jusqu’au dernier jour, réussit alors contre le misérable prêtre la plupart de ses entreprises. Après avoir engagé dans des travaux à la fois accablants et absurdes, perfidement présentés à sa conscience comme un système ingénieux de sacrifice et de renoncement, l’ayant ainsi dépouillé de toute consolation du dehors, elle s’attaquait maintenant à l’homme intérieur.

De jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. Enragé de se détruire, le paysan têtu finit par devenir contre lui-même un raisonneur assez subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, où il ne découvre l’intention d’une volonté pervertie, nul repos qu’il ne méprise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprète aussitôt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colère.

Mais l’heure était venue sans doute où l’œuvre cruelle porterait son fruit, développerait sa pleine malice. Ô fous que nous sommes de ne voir dans notre propre pensée, que la parole incorpore pourtant sans cesse à l’univers sensible, qu’un être abstrait dont nous n’avons à craindre aucun péril proche et certain! 0 l’aveugle qui ne se reconnaît pas dans l’étranger rencontré face à face, tout à coup, déjà ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche, ou dans les yeux de l’étrangère!

L’abbé Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti dans l’ombre, il se sentit troublé par une espèce d’inquiétude, qu’il surmonta d’abord aisément. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la vallée, entre deux hauts talus, semés d’une herbe courte et rare. Soit qu’ils le protégeassent tout à fait du vent (qui, le soleil couché, s’était élevé de nouveau), soit pour toute autre cause, le profond, l’épais silence n’était plus traversé d’aucun bruit. Et bien que la ville fût proche, et l’heure peu avancée, il n’entendait, en prêtant l’oreille, que le vague frémissement de la terre, perceptible à peine, et si monotone que l’extraordinaire silence s’en trouvait accru. D’ailleurs, ce murmure même cessa.

Il se mit à marcher – ou plutôt il lui sembla depuis qu’il avait marché très vite, sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course, remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l’étonna. Certaines difficultés qui l’obsédaient depuis des semaines s’évanouirent, sitôt qu’il essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si péniblement lus et commentés, qu’il arrachait ordinairement comme par lambeaux de sa mémoire, se présentaient tout à coup dans leur ordre, avec leurs titres, leurs sous-titres, l’alignement de leurs paragraphes et jusqu’à leurs notes marginales. Toujours marchant, courant presque, il s’avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetière, débouche au seuil même de l’église. Il s’y engagea sans seule ralentir son pas. Habituellement creusé jusqu’au plein de l’été par de profondes ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n’est guère suivi que par les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l’abbé Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s’en réjouit. Bien que l’extraordinaire activité, la libre effervescence de sa pensée l’eût comme enivré, son regard attendait au passage quelques détails familiers, à travers la nuit, la tache d’un buisson, un détour brusque, l’abaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la cabane du cantonnier. Mais, après avoir marché assez longtemps, il fut surpris de sentir, au contraire de ce qu’il attendait, sous ses pas une pente légère, soudain plus roide, puis l’herbe drue d’un pré. Levant les yeux, il reconnut la route quittée un instant plus tôt. Peut-être s’était-il engagé, sans le voir, dans un chemin de traverse qui l’avait insensiblement ramené au point de départ, le dos à la ville? Car il vit très nettement (pourquoi si nettement dans la nuit close?…) les premières maisons du faubourg.

«Quel contretemps», pensa-t-il, mais sans déception ni colère.

Il se remit en marche aussitôt, bien décidé à ne plus quitter la grande route. Il marchait cette fois lentement, tenant son regard fixé devant lui, sentant à chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempé de pluie. Les ténèbres étaient si épaisses que, si loin que portât son regard, il ne découvrait non seulement aucune clarté, mais aucun reflet, aucun de ces frémissements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusqu’au jour, du jour détruit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppé, pressé dans cette nuit noire qui s’ouvrait et se refermait derrière lui si étroitement qu’elle semblait peser. Mais il n’en ressentait toutefois aucune angoisse. Il marchait d’un pas sûr et ralenti. Bien qu’ordinairement il ne s’approchât du confessionnal qu’avec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne s’étonnait pas de ne sentir cette fois qu’un mouvement d’impatience presque joyeux. L’agilité de sa réflexion était telle qu’il en éprouvait comme une impression physique, cette excitation à fleur de peau, le besoin de dépenser en activité musculaire un trop-plein de pensées et d’images, la légère fièvre que connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans s’en douter. Et toujours la nuit s’ouvre et se referme. La route s’allonge et glisse sous lui, comme si elle le portait – droite et facile, d’une pente si douce… Il est alerte, dispos, léger, ainsi qu’après un bon sommeil dans la fraîcheur du matin. Voici le dernier tournant. D’un regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement de la grande route et du chemin qu’il a sans doute dépassé tout à l’heure sans le voir. Mais il ne découvre rien de distinct, ni chemin ni maison – et, dans la ville proche, pas une lueur. Il s’arrête, non pas inquiet, mais curieux… Alors – mais alors seulement – dans le silence, il entendit son cœur battre à coups rapides et durs. Et il s’aperçut qu’il ruisselait de sueur.

En même temps, l’illusion qui l’avait soutenu jusqu’alors se dissipant tout à coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes raides et douloureuses, les reins brisés. Ses yeux, qu’il avait tenus grands ouverts dans les ténèbres, étaient maintenant pleins de sommeil.

«J’escaladerai le talus, se disait-il; il est impossible que je ne trouve pas là-haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter…»

Il répétait mentalement la même phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit étrangement dans tout son corps lorsque, se décidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacée. Se dressant debout, en gémissant, il fit encore quelques pas, cherchant à deviner la ligne de l’horizon, tournant sur lui-même. Et, à sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la terre, récemment retournée, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement léger. Au-delà d’un petit fossé qu’il franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, décelait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous côtés la plaine immense, devinée plutôt qu’entrevue, confuse, à la limite de la nuit, vide.

Il ne sentait pas la peur; il était moins inquiet qu’irrité. Toutefois sa fatigue était si grande que le froid l’avait saisi: il grelottait dans sa soutane trempée de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans l’accablement du sommeil, une certaine inquiétude le sollicita. Avant que de pouvoir être formulée, elle s’empara de lui tout entier. Elle était comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu à peu son sommeil, l’éveillant pair degrés. Cependant, plus qu’à demi conscient, il n’osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard jeté autour de lui donnerait à sa crainte vague et confuse un objet. Lequel? Écartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupières serrées, il se tint une seconde prêt à soutenir le choc d’une vision imprévue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il s’aperçut simplement qu’il était revenu, pour la deuxième fois, à son point de départ, exactement.

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