– Jamais laurier ne fut plus difficile, dit Sévérino en se retirant; j'ai cru que pour la première fois de ma vie j'échouerais près du port… Ah! que d'étroit et que de chaleur! c'est le Ganymède des dieux.
– Il faut que je la ramène au sexe que tu viens de souiller, dit Antonin, la saisissant de là, et sans vouloir la laisser relever: il est plus d'une brèche au rempart, dit-il.
Et s'approchant avec fierté, en un instant il est au sanctuaire. De nouveaux cris se font entendre.
– Dieu soit loué! dit le malhonnête homme, j'aurais douté de mes succès sans les gémissements de la victime, mais mon triomphe est assuré, car voilà du sang et des pleurs.
– En vérité, dit Clément, s'avançant les verges en main, je ne dérangerai pas non plus cette douce attitude, elle favorise trop mes désirs.
La fille de garde de Jérôme et celle de trente ans contenaient Octavie: Clément considère, il touche; la jeune fille effrayée l'implore et ne l'attendrit pas.
– Oh! mes amis, dit le moine exalté, comment ne pas fustiger l'écolière qui nous montre un aussi beau cul?
L'air retentit aussitôt du sifflement des verges et du bruit sourd de leurs cinglons sur ces belles chairs; les cris d'Octavie s'y mêlent, les blasphèmes du moine y répondent: quelle scène pour ces libertins livrés, au milieu de nous toutes, à mille obscénités! Ils l'applaudissent, ils l'encouragent; cependant la peau d'Octavie change de couleur, les teintes de l'incarnat le plus vif se joignent à l'éclat des lis; mais ce qui divertirait peut-être un instant l'Amour, si la modération dirigeait le sacrifice, devient à force de rigueur un crime affreux envers ses lois; rien n'arrête le perfide moine; plus la jeune élève se plaint, plus éclate la sévérité du régent; depuis le milieu des reins jusqu'au bas des cuisses, tout est traité de la même manière, et c'est enfin sur les vestiges sanglants de ses plaisirs que le perfide apaise ses feux.
– Je serai moins sauvage que tout cela, dit Jérôme en prenant la belle, et s'adaptant à ses lèvres de corail: voilà le temple où je vais sacrifier… et dans cette bouche enchanteresse…
Je me tais… C'est le reptile impur flétrissant une rose, ma comparaison vous dit tout.
Le reste de la soirée devint semblable à tout ce que vous savez, si ce n'est que la beauté, l'âge touchant de cette jeune fille, enflammant encore mieux ces scélérats, toutes leurs infamies redoublèrent, et la satiété bien plus que la commisération, en renvoyant cette malheureuse dans sa chambre, lui rendit au moins pour quelques heures le calme dont elle avait besoin.
J'aurais bien désiré pouvoir la consoler cette première nuit, mais obligée de la passer avec Sévérino, c'eût été moi-même au contraire qui me fusse trouvée dans le cas d'avoir grand besoin de secours. J'avais eu le malheur, non pas de plaire, le mot ne serait pas convenable, mais d'exciter plus vivement qu'une autre les infâmes désirs de ce sodomite; il me désirait maintenant presque toutes les nuits; épuisé de celle-ci, il eut besoin de recherches; craignant sans doute de ne pas me faire encore assez de mal avec le glaive affreux dont il était doué, il imagina cette fois de me perforer avec un de ces meubles de religieuses que la décence ne permet pas de nommer et qui était d'une grosseur démesurée; il fallut se prêter à tout. Lui-même faisait pénétrer l'arme en son temple chéri; à force de secousses elle entra fort avant; je jette des cris: le moine s'en amuse; après quelques allées et venues, tout à coup il retire l'instrument avec violence et s'engloutit lui-même au gouffre qu'il vient d'entrouvrir… Quel caprice! N'est-ce pas là positivement le contraire de tout ce que les hommes peuvent désirer? Mais qui peut définir l'âme d'un libertin? Il y a longtemps que l'on sait que c'est là l'énigme de la nature: elle ne nous en a pas encore donné le mot.
Le matin, se trouvant un peu rafraîchi, il voulut essayer d'un autre supplice, il me fit voir une machine encore bien plus grosse: celle-ci était creuse et garnie d'un piston lançant l'eau avec une incroyable roideur par une ouverture qui donnait au jet plus de trois pouces de circonférence; cet énorme instrument en avait lui-même neuf de tour sur douze de long. Sévérino le fit remplir d'eau très chaude et voulut me l'enfoncer par-devant; effrayée d'un pareil projet, je me jette à ses genoux pour lui demander grâce, mais il est dans une de ces maudites situations où la pitié ne s'entend plus, où les passions, bien plus éloquentes, mettent à sa place, en l'étouffant, une cruauté souvent bien dangereuse. Le moine me menace de toute sa colère si je ne me prête pas; il faut obéir. La perfide machine pénétra des deux tiers, et le déchirement qu'elle m'occasionne joint à l'extrême chaleur dont elle est, sont prêts à m'ôter l'usage de mes sens; pendant ce temps, le supérieur, ne cessant d'invectiver les parties qu'il moleste, se fait exciter par sa suivante; après un quart d'heure de ce frottement qui me lacère, il lâche le piston qui fait jaillir l'eau brûlante au plus profond de la matrice… Je m'évanouis. Sévérino s'extasiait… Il était dans un délire au moins égal à ma douleur.
– Ce n'est rien que cela, dit le traître, quand j'eus repris mes sens, nous traitons ces attraits-là bien plus durement quelquefois ici… Une salade d'épines, morbleu! bien poivrée, bien vinaigrée, enfoncée dedans avec la pointe d'un couteau, voilà ce qui leur convient pour les ragaillardir; à la première faute que tu feras, je t'y condamne, dit le scélérat en maniant encore l'objet unique de son culte.
Mais deux ou trois hommages, après les débauches de la veille, l'avaient mis sur les dents: je fus congédiée.
Je retrouvai, en rentrant, ma nouvelle compagne dans les pleurs; je fis ce que je pus pour la calmer, mais il n'est pas aisé de prendre facilement son parti sur un changement de situation aussi affreux; cette jeune fille avait d'ailleurs un grand fond de religion, de vertu et de sensibilité; son état ne lui en parut que plus terrible. Omphale avait eu raison de me dire que l'ancienneté n'influait en rien sur les réformes; que simplement dictées par la fantaisie des moines, ou par leur crainte de quelques recherches ultérieures, on pouvait la subir au bout de huit jours comme au bout de vingt ans. Il n'y avait pas quatre mois qu'Octavie était avec nous, quand Jérôme vint lui annoncer son départ; quoique ce fût lui qui eût le plus joui d'elle pendant son séjour au couvent, qui eût pu la chérir et la rechercher davantage, la pauvre enfant partit, nous faisant les mêmes promesses qu'Omphale; elle les tint tout aussi peu.
Je ne m'occupai plus, dès lors, que du projet que j'avais conçu depuis le départ d'Omphale; décidée à tout pour fuir ce repaire sauvage, rien ne m'effraya pour y réussir. Que pouvais-je appréhender en exécutant ce dessein? La mort. Et de quoi étais-je sûre en restant? De la mort. Et en réussissant, je me sauvais. Il n'y avait donc point à balancer, mais il fallait, avant cette entreprise, que les funestes exemples du vice récompensé se reproduisissent encore sous mes yeux; il était écrit sur le grand livre des destins, sur ce livre obscur dont nul mortel n'a l'intelligence, il y était gravé, dis-je, que tous ceux qui m'avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits, comme si la providence eût pris à tâche de me montrer l'inutilité de la vertu… Funestes leçons qui ne me corrigèrent pourtant point, et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, ne m'empêcheront pas d'être toujours l'esclave de cette divinité de mon cœur.
Un matin, sans que nous nous y attendissions, Antonin parut dans notre chambre et nous annonça que le Révérend Père Sévérino, parent et protégé du pape, venait d'être nommé par Sa Sainteté général de l'ordre des Bénédictins. Dès le jour suivant, ce religieux partit effectivement sans nous voir: on en attendait, nous dit-on, un autre bien supérieur pour la débauche à tous ceux qui restaient; nouveaux motifs de presser mes démarches.
Le lendemain du départ de Sévérino, les moines s'étaient décidés à réformer encore une de mes compagnes; je choisis pour mon évasion le jour même où l'on vint annoncer l'arrêt de cette misérable, afin que les moines plus occupés prissent à moi moins d'attention.
Nous étions au commencement du printemps; la longueur des nuits favorisait encore un peu mes démarches. Depuis deux mois je les préparais sans qu'on s'en fût douté; je sciais peu à peu, avec un mauvais ciseau que j'avais trouvé, les grilles de mon cabinet; déjà ma tête y passait aisément, et, des linges qui me servaient, j'avais composé une corde plus que suffisante à franchir les vingt ou vingt-cinq pieds d'élévation qu'Omphale m'avait dit qu'avait le bâtiment. Lorsqu'on avait pris mes hardes, j'avais eu soin, comme je vous l'ai dit, d'en retirer ma petite fortune se montant à près de six louis, je l'avais toujours soigneusement cachée; en partant je la remis dans mes cheveux, et presque toute notre chambre se trouvant du souper ce soir-là, seule avec une de mes compagnes qui se coucha dès que les autres furent descendues, je passai dans mon cabinet; là, dégageant le trou que j'avais soin de boucher tous les jours, je liai ma corde à l'un des barreaux qui n'était point endommagé, puis me laissant glisser par ce moyen, j'eus bientôt touché terre. Ce n'était pas ce qui m'avait embarrassée: les six enceintes de murs ou de haies vives, dont m'avait parlé ma compagne, m'intriguaient bien différemment.
Une fois là, je reconnus que chaque espace ou allée circulaire laissé d'une haie à l'autre n'avait pas plus de huit pieds de large, et c'est cette proximité qui faisait imaginer au coup d'œil que tout ce qui se trouvait dans cette partie n'était qu'un massif de bois. La nuit était fort sombre; en tournant cette première allée circulaire pour reconnaître si je ne trouverais pas d'ouverture à la haie, je passai au-dessous de la salle des soupers. On n'y était plus; mon inquiétude en redoubla; je continuai pourtant mes recherches: je parvins ainsi à la hauteur de la fenêtre de la grande salle souterraine qui se trouvait au-dessous de celle des orgies ordinaires. J'y aperçus beaucoup de lumière, je fus assez hardie pour m'en approcher; par ma position je plongeais. Ma malheureuse compagne était étendue sur un chevalet, les cheveux épars et destinée sans doute à quelque effrayant supplice où elle allait trouver, pour liberté, l'éternelle fin de ses malheurs… Je frémis, mais ce que mes regards achevèrent de surprendre m'étonna bientôt davantage: Omphale, ou n'avait pas tout su, ou n'avait pas tout dit; j'aperçus quatre filles nues dans ce souterrain, qui me parurent fort belles et fort jeunes, et qui certainement n'étaient pas des nôtres; il y avait donc dans cet affreux asile d'autres victimes de la lubricité de ces monstres… d'autres malheureuses inconnues de nous… Je me hâtai de fuir, et continuai de tourner jusqu'à ce que je fusse à l'opposé du souterrain: n'ayant pas encore trouvé de brèche, je résolus d'en faire une; je m'étais, sans qu'on s'en fût aperçu, munie d'un long couteau; je travaillai; malgré mes gants, mes mains furent bientôt déchirées; rien ne m'arrêta; la haie avait plus de deux pieds d'épaisseur, je l'entrouvris, et me voilà dans la seconde allée; là, je fus étonnée de ne sentir à mes pieds qu'une terre molle et flexible dans laquelle j'enfonçais jusqu'à la cheville: plus j'avançais dans ces taillis fourrés, plus l'obscurité devenait profonde. Curieuse de savoir d'où provenait le changement du sol, je tâte avec mes mains… Ô juste ciel! je saisis la tête d'un cadavre! Grand Dieu! pensai-je épouvantée, tel est ici sans doute, on me l'avait bien dit, le cimetière où ces bourreaux jettent leurs victimes; à peine prennent-ils le soin de les couvrir de terre!… Ce crâne est peut-être celui de ma chère Omphale, ou celui de cette malheureuse Octavie, si belle, si douce, si bonne, et qui n'a paru sur la terre que comme les roses dont ses attraits étaient l'image! Moi-même, hélas! c'eût été là ma place, pourquoi ne pas subir mon sort! Que gagnerai-je à aller chercher de nouveaux revers? N'y ai-je pas commis assez de mal? n'y suis-je pas devenue le motif d'un assez grand nombre de crimes? Ah! remplissons ma destinée! Ô terre, entrouvre-toi pour m'engloutir! C'est bien quand on est aussi délaissée, aussi pauvre, aussi abandonnée que moi, qu'il faut se donner tant de peines pour végéter quelques instants de plus parmi des monstres!… Mais non, je dois venger la Vertu dans les fers… Elle l'attend de mon courage… Ne nous laissons point abattre… avançons: il est essentiel que l'univers soit débarrassé de scélérats aussi dangereux que ceux-ci. Dois-je craindre de perdre trois ou quatre hommes pour sauver des millions d'individus que leur politique ou leur férocité sacrifie?