On me retira sans mouvement de ses mains; il fallut me porter dans ma chambre où je pleurai huit jours de suite le crime horrible auquel j'avais servi malgré moi. Ce souvenir brise encore mon âme, je n'y pense pas sans frémir… La religion est en moi l'effet du sentiment; tout ce qui l'offense, ou l'outrage, fait jaillir le sang de mon cœur.
L'époque du renouvellement du mois allait arriver, lorsque Sévérino entre un matin, vers les neuf heures, dans notre chambre. Il paraissait très enflammé; une sorte d'égarement se peignait dans ses yeux; il nous examine, nous place tour à tour dans son attitude chérie, et s'arrête particulièrement à Omphale. Il reste plusieurs minutes à la contempler dans cette posture, il s'excite sourdement, il baise ce qu'on lui présente, fait voir qu'il est en état de consommer, et ne consomme rien. La faisant ensuite relever, il lance sur elle des regards où se peignent la rage et la méchanceté; puis, lui appliquant à tour de reins un vigoureux coup de pied dans le bas-ventre, il l'envoie tomber à vingt pas de là.
– La société te réforme, catin, lui dit-il; elle est lasse de toi; sois prête à l'entrée de la nuit, je viendrai te chercher moi-même.
Et il sort. Dès qu'il est parti, Omphale se relève; elle se jette en pleurs dans mes bras.
– Eh bien! me dit-elle, à l'infamie, à la cruauté des préliminaires, peux-tu t'aveugler encore sur les suites? Que vais-je devenir, grand Dieu!
– Tranquillise-toi, dis-je à cette malheureuse, je suis maintenant décidée à tout; je n'attends que l'occasion; peut-être se présentera-t-elle plus tôt que tu ne penses; je divulguerai ces horreurs; s'il est vrai que leurs procédés soient aussi cruels que nous avons lieu de le croire, tâche d'obtenir quelques délais, et je t'arracherai de leurs mains.
Dans le cas où Omphale serait relâchée, elle jura de même de me servir, et nous pleurâmes toutes deux. La journée se passa sans événements; vers les cinq heures, Sévérino remonta lui-même.
– Allons, dit-il brusquement à Omphale, es-tu prête?
– Oui, mon père, répondit-elle en sanglotant; permettez que j'embrasse mes compagnes.
– Cela est inutile, dit le moine; nous n'avons pas le temps de faire une scène de pleurs; on nous attend, partons.
Alors elle demanda s'il fallait qu'elle emportât ses hardes.
– Non, dit le supérieur, tout n'est-il pas de la maison? Vous n'avez plus besoin de cela.
Puis se reprenant, comme quelqu'un qui en a trop dit:
– Ces hardes vous deviennent inutiles, vous en ferez faire sur votre taille qui vous iront mieux; contentez-vous donc d'emporter seulement ce que vous avez sur vous.
Je demandai au moine s'il voulait me permettre d'accompagner Omphale seulement jusqu'à la porte de la maison… Il me répondit par un regard qui me fit reculer d'effroi… Omphale sort, elle jette sur nous des yeux remplis d'inquiétude et de larmes, et dès qu'elle est dehors, je me précipite sur mon lit, au désespoir.
Accoutumées à ces événements, ou s'aveuglant sur leurs suites, mes compagnes y prirent moins de part que moi, et le supérieur rentra au bout d'une heure; il venait prendre celles du souper. J'en étais; il ne devait y avoir que quatre femmes, la fille de douze ans, celle de seize, celle de vingt-trois et moi. Tout se passa à peu près comme les autres jours; je remarquai seulement que les filles de garde ne s'y trouvèrent pas, que les moines se parlèrent souvent à l'oreille, qu'ils burent beaucoup, qu'ils s'en tinrent à exciter violemment leurs désirs, sans jamais se permettre de les consommer, et qu'ils nous renvoyèrent de beaucoup meilleure heure, sans en garder aucune à coucher… Quelles inductions tirer de ces remarques? Je les fis parce qu'on prend garde à tout dans de semblables circonstances, mais qu'augurer de là? Ah! ma perplexité était telle, qu'aucune idée ne se présentait à mon esprit qu'elle ne fût aussitôt combattue par une autre; en me rappelant les propos de Clément je devais tout craindre sans doute; et puis, l'espoir… ce trompeur espoir qui nous console, qui nous aveugle et nous fait ainsi presque autant de bien que de mal, l'espoir enfin venait me rassurer… Tant d'horreurs étaient si loin de moi, qu'il m'était impossible de les supposer! Je me couchai dans ce terrible état; tantôt persuadée qu'Omphale ne manquerait pas au serment; convaincue l'instant d'après que les cruels moyens qu'on prendrait vis-à-vis d'elle lui ôteraient tout pouvoir de nous être utile. Et telle fut ma dernière opinion quand je vis finir le troisième jour sans avoir encore entendu parler de rien.
Le quatrième je me trouvais encore du souper; il était nombreux et choisi. Ce jour-là, les huit plus belles femmes s'y trouvaient; on m'avait fait la grâce de m'y comprendre; les filles de garde y étaient aussi. Dès en entrant nous vîmes notre nouvelle compagne.
– Voilà celle que la société destine à remplacer Omphale, mesdemoiselles, nous dit Sévérino.
Et en disant cela, il arracha du buste de cette fille les mantelets, les gazes dont elle était couverte, et nous vîmes une jeune personne de quinze ans, de la figure la plus agréable et la plus délicate: elle leva ses beaux yeux avec grâce sur chacune de nous; ils étaient encore humides de larmes, mais de l'intérêt le plus vif; sa taille était souple et légère, sa peau d'une blancheur éblouissante, les plus beaux cheveux du monde, et quelque close de si séduisant dans l'ensemble, qu'il était impossible de la voir sans se sentir involontairement entraîné vers elle. On la nommait Octavie; nous sûmes bientôt qu'elle était fille de la première qualité, née à Paris et sortant du couvent pour venir épouser le comte de ***: elle avait été enlevée dans sa voiture avec deux gouvernantes et trois laquais; elle ignorait ce qu'était devenue sa suite; on l'avait prise seule vers l'entrée de la nuit, et, après lui avoir bandé les yeux, on l'avait conduite où nous la voyions sans qu'il lui fût devenu possible d'en savoir davantage.
Personne ne lui avait encore dit un mot. Nos quatre libertins, un instant en extase devant autant de charmes, n'eurent la force que de les admirer. L'empire de la beauté contraint au respect; le scélérat le plus corrompu lui rend malgré son cœur une espèce de culte qu'il n'enfreint jamais sans remords; mais des monstres tels que ceux auxquels nous avions affaire languissent peu sous de tels freins.
– Allons, bel enfant, dit le supérieur en l'attirant avec impudence vers le fauteuil sur lequel il était assis, allons, faites-nous voir si le reste de vos charmes répond à ceux que la nature a placés avec tant de profusion sur votre physionomie.
Et comme cette belle fille se troublait, comme elle rougissait, et qu'elle cherchait à s'éloigner, Sévérino, la saisissant brusquement au travers du corps:
– Comprenez, lui dit-il, petite Agnès, comprenez donc que ce qu'on veut vous dire est de vous mettre à l'instant toute nue.
Et le libertin, à ces mots, lui glisse une main sous les jupes en la contenant de l'autre; Clément s'approche, il relève jusqu'au-dessus des reins les vêtements d'Octavie, et expose, au moyen de cette manœuvre, les attraits les plus doux, les plus appétissants qu'il soit possible de voir; Sévérino, qui touche, mais qui n'aperçoit pas, se courbe pour regarder, et les voilà tous quatre à convenir qu'ils n'ont jamais rien vu d'aussi beau. Cependant la modeste Octavie, peu faite à de pareils outrages, répand des larmes et se défend.
– Déshabillons, déshabillons, dit Antonin, on ne peut rien voir comme cela.
Il aide à Sévérino, et dans l'instant les attraits de la jeune fille paraissent à nos yeux, sans voile. Il n'y eut jamais sans doute une peau plus blanche, jamais des formes plus heureuses… Dieu, quel crime!… Tant de beautés, tant de fraîcheur, tant d'innocence et de délicatesse devaient-elles devenir la proie de ces barbares! Octavie, honteuse, ne sait où fuir pour dérober ses charmes, partout elle ne trouve que des yeux qui les dévorent, que des mains brutales qui les fouillent; le cercle se forme autour d'elle, et, ainsi que je l'avais fait, elle le parcourt en tous les sens. Le brutal Antonin n'a pas la force de résister; un cruel attentat détermine l'hommage, et l'encens fume aux pieds du dieu. Jérôme la compare à notre jeune camarade de seize ans, la plus jolie du sérail sans doute; il place auprès l'un de l'autre; les deux autels de son culte.
– Ah! que de blancheur et de grâces! dit-il, en touchant Octavie, mais que de gentillesse et de fraîcheur se trouvent également dans celle-ci! En vérité, poursuit le moine en feu, je suis incertain.
Puis, imprimant sa bouche sur les attraits que ses yeux confrontent:
– Octavie, s'écria-t-il, tu auras la pomme; il ne tient qu'à toi, donne-moi le fruit précieux de cet arbre adoré de mon cœur… Oh! oui, oui, donne-m'en l'une ou l'autre, et j'assure à jamais le prix de la beauté à qui m'aura servi plus tôt.
Sévérino voit qu'il est temps de songer à des choses plus sérieuses: absolument hors d'état d'attendre, il s'empare de cette infortunée, il la place suivant ses désirs; ne s'en rapportant pas encore assez à ses soins, il appelle Clément à son aide. Octavie pleure et n'est pas entendue; le feu brille dans les regards du moine impudique, maître de la place, on dirait qu'il n'en considère les avenues que pour l'attaquer plus sûrement; aucune ruse, aucun préparatif ne s'emploient; cueillerait-il les roses avec tant de charmes, s'il en écartait les épines? Quelque énorme disproportion qui se trouve entre la conquête et l'assaillant, celui-ci n'entreprend pas moins le combat; un cri perçant annonce la victoire, mais rien n'attendrit l'ennemi; plus la captive implore sa grâce, plus on la presse avec vigueur, et la malheureuse a beau se débattre, elle est bientôt sacrifiée.