– Mais l'homme dont vous parlez est un monstre!
– L'homme dont je parle est celui de la nature.
– C'est une bête féroce!
– Eh bien, le tigre, le léopard dont cet homme est, si tu veux, l'image, n'est-il pas comme lui créé par la nature et créé pour remplir les intentions de la nature? Le loup qui dévore l'agneau accomplit les vues de cette mère commune, comme le malfaiteur qui détruit l'objet de sa vengeance ou de sa lubricité.
– Oh! vous aurez beau dire, mon père, je n'admettrai jamais cette lubricité destructive.
– Parce que tu crains d'en devenir l'objet: voilà l'égoïsme; changeons de rôle et tu la concevras; interroge l'agneau, il n'entendra pas non plus que le loup puisse le dévorer; demande au loup à quoi sert l'agneau: «A me nourrir», répondra-t-il. Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par les loups, le fort qui sacrifie le faible, le faible la victime du fort, voilà la nature, voilà ses vues, voilà ses plans; une action et une réaction perpétuelles, une foule de vices et de vertus, un parfait équilibre, en un mot, résultant de l'égalité du bien et du mal sur la terre; équilibre essentiel au maintien des astres, à la végétation, et sans lequel tout serait à l'instant détruit. Ô Thérèse, elle serait bien étonnée, cette nature, si elle pouvait un instant raisonner avec nous, et que nous lui disions que ces crimes qui la servent, que ces forfaits qu'elle exige et qu'elle nous inspire, sont punis par des lois qu'on nous assure être l'image des siennes. Imbécile, nous répondrait-elle, dors, bois, mange et commets sans peur de tels crimes quand bon te semblera: toutes ces prétendues infamies me plaisent, et je les veux, puisque je te les inspire. Il t'appartient bien de régler ce qui m'irrite, ou ce qui me délecte! Apprends que tu n'as rien dans toi qui ne m'appartienne, rien que je n'y aie placé par des raisons qu'il ne te convient pas de connaître; que la plus abominable de tes actions n'est, comme la plus vertueuse d'un autre, qu'une des manières de me servir. Ne te contiens donc point, nargue tes lois, tes conventions sociales et tes dieux; n'écoute que moi seule, et crois que s'il existe un crime à mes regards, c'est l'opposition que tu mettrais à ce que je t'inspire par ta résistance ou par tes sophismes.
– Oh! juste ciel, m'écriai-je, vous me faites frémir. S'il n'y avait pas des crimes contre la nature, d'où nous viendrait donc cette répugnance invincible que nous éprouvons pour de certains délits?
– Cette répugnance n'est pas dictée par la nature, répondit vivement ce scélérat; elle n'a sa source que dans le défaut d'habitude; n'en est-il pas de même pour de certains mets? Quoique excellents, n'y répugnons-nous pas seulement par défaut d'habitude? oserait-on dire d'après cela que ces mets ne sont pas bons? Tâchons de nous vaincre, et nous conviendrons bientôt de leur saveur; nous répugnons aux médicaments, quoiqu'ils nous soient pourtant salutaires; accoutumons-nous de même au mal, nous n'y trouverons bientôt plus que des charmes; cette répugnance momentanée est bien plutôt une adresse, une coquetterie de la nature, qu'un avertissement que la chose l'outrage: elle nous prépare ainsi les plaisirs du triomphe; elle en augmente ceux de l'action même: il y a mieux, Thérèse, il y a mieux; c'est que, plus l'action nous semble épouvantable, plus elle contrarie nos usages et nos mœurs, plus elle brise de freins, plus elle choque toutes nos conventions sociales, plus elle blesse ce que nous croyons être les lois de la nature, et plus, au contraire, elle est utile à cette même nature. Ce n'est jamais que par les crimes qu'elle rentre dans les droits que la vertu lui ravit sans cesse. Si le crime est léger, en différant moins de la vertu, il établira plus lentement l'équilibre indispensable à la nature; mais plus il est capital, plus il égalise les poids, plus il balance l'empire de la vertu, qui détruirait tout sans cela. Qu'il cesse donc de s'effrayer, celui qui médite un forfait, ou celui qui vient de le commettre: plus son crime aura d'étendue, mieux il aura servi la nature.
Ces épouvantables systèmes ramenèrent bientôt mes idées aux sentiments d'Omphale sur la manière dont nous sortirions de cette affreuse maison. Ce fut donc dès lors que j'adoptai les projets que vous me verrez exécuter dans la suite. Néanmoins, pour achever de m'éclaircir, je ne pus m'empêcher de faire encore quelques questions au Père Clément.
– Au moins, lui dis-je, vous ne gardez pas éternellement les malheureuses victimes de vos passions, vous les renvoyez sans doute quand vous en êtes las?
– Assurément, Thérèse, me répondit le moine, tu n'es entrée dans cette maison que pour en sortir, quand nous serons convenus tous les quatre de t'accorder ta retraite. Tu l'auras très certainement.
– Mais ne craignez-vous pas, continuai-je, que des filles plus jeunes et moins discrètes n'aillent quelquefois révéler ce qui s'est fait chez vous?
– C'est impossible.
– Impossible?
– Absolument.
– Pourriez-vous m'expliquer?
– Non, c'est là notre secret; mais tout ce dont je puis t'assurer, c'est que, discrète ou non, il te sera parfaitement impossible de jamais dire, quand tu seras hors d'ici, un seul mot de ce qui s'y fait. Aussi tu le vois, Thérèse, je ne te recommande aucune discrétion; une politique contrainte n'enchaîne nullement mes désirs…
Et le moine s'endormit à ces mots. Dès cet instant il ne me fut plus possible de ne pas voir que les partis les plus violents se prenaient contre les malheureuses réformées et que cette terrible sécurité dont on se vantait n'était le fruit que de leur mort. Je ne m'affermis que mieux dans ma résolution; nous en verrons bientôt l'effet.
Dès que Clément fut endormi, Armande s'approcha de moi.
– Il va se réveiller bientôt comme un furieux, me dit-elle; la nature n'endort ses sens que pour leur prêter, après un peu de repos, une bien plus grande énergie; encore une scène, et nous serons tranquilles jusqu'à demain.
– Mais toi, dis-je à ma compagne, que ne dors-tu quelques instants?
– Le puis-je? me répondit Armande, si je ne veillais pas debout autour de son lit, et que ma négligence fût aperçue, il serait homme à me poignarder.
– Oh, ciel! dis-je, eh quoi! même en dormant, ce scélérat veut que ce qui l'environne soit dans un état de souffrance?
– Oui, me répondit ma compagne, c'est la barbarie de cette idée qui lui procure ce réveil furieux que tu vas lui voir; il est sur cela comme ces écrivains pervers, dont la corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but, en imprimant leurs affreux systèmes, que d'étendre au-delà de leur vie la somme de leurs crimes; ils n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre, et cette douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la mort de renoncer au mal.
– Les monstres! m'écriai-je.
Armande, qui était une créature fort douce, me baisa en versant quelques larmes, puis se remit à battre l'estrade autour du lit de ce roué.
Au bout de deux heures, le moine se réveilla effectivement, dans une prodigieuse agitation, et me prit avec tant de force que je crus qu'il allait m'étouffer; sa respiration était vive et pressée; ses yeux étincelaient, il prononçait des paroles sans suite qui n'étaient autres que des blasphèmes ou des mots de libertinage. Il appelle Armande, il lui demande des verges, et recommence à nous fustiger toutes deux, mais d'une manière encore plus vigoureuse qu'il ne l'avait fait avant de s'endormir. C'est par moi qu'il a l'air de vouloir terminer; je jette les hauts cris; pour abréger mes peines, Armande l'excite violemment, il s'égare, et le monstre, à la fin décidé par les plus violentes sensations, perd avec les flots embrasés de sa semence et son ardeur et ses désirs.
Tout fut calme le reste de la nuit. En se levant, le moine se contenta de nous toucher et de nous examiner toutes les deux; et comme il allait dire sa messe, nous rentrâmes au sérail. La doyenne ne put s'empêcher de me désirer dans l'état d'inflammation où elle prétendait que je devais être; anéantie comme je l'étais, pouvais-je me défendre? Elle fit ce qu'elle voulut, assez pour me convaincre qu'une femme même, à pareille école, perdant bientôt toute la délicatesse et toute la retenue de son sexe, ne pouvait, à l'exemple de ses tyrans, devenir qu'obscène ou cruelle.
Deux nuits après, je couchai chez Jérôme; je ne vous peindrai point ses horreurs, elles furent plus effrayantes encore. Quelle école, grand Dieu! Enfin, au bout d'une semaine, toutes mes tournées furent faites. Alors Omphale me demanda s'il n'était pas vrai que, de tous, Clément fût celui dont j'eusse le plus à me plaindre.
– Hélas! répondis-je, au milieu d'une foule d'horreurs et de saletés qui tantôt dégoûtent et tantôt révoltent, il est bien difficile que je prononce sur le plus odieux de ces scélérats; je suis excédée de tous, et je voudrais déjà me voir dehors, quel que soit le destin qui m'attende.
– Il serait possible que tu fusses bientôt satisfaite, me répondit ma compagne; nous touchons à l'époque de la fête: rarement cette circonstance a lieu sans leur rapporter des victimes; ou ils séduisent des jeunes filles par le moyen de la confession, ou ils en escamotent, s'ils le peuvent; autant de nouvelles recrues qui supposent toujours des réformes…
Elle arriva, cette fameuse fête… Pourrez-vous croire, madame, à quelle impiété monstrueuse se portèrent les moines à cet événement? Ils imaginèrent qu'un miracle visible doublerait l'éclat de leur réputation; en conséquence ils revêtirent Florette, la plus jeune des filles, de tous les ornements de la Vierge; par des cordons qui ne se voyaient pas, ils la lièrent au mur de la niche, et lui ordonnèrent de lever tout à coup les bras avec componction vers le ciel, quand on y élèverait l'hostie. Comme cette petite créature était menacée des plus cruels châtiments si elle venait à dire un seul mot, ou à manquer son rôle, elle s'en tira à merveille, et la fraude eut tout le succès qu'on pouvait en attendre. Le peuple cria au miracle, laissa de riches offrandes à la Vierge, et s'en retourna plus convaincu que jamais de l'efficacité des grâces de cette mère céleste. Nos libertins voulurent, pour doubler leurs impiétés, que Florette parût aux orgies du soir dans les mêmes vêtements qui lui avaient attiré tant d'hommages, et chacun d'eux enflamma ses odieux désirs à la soumettre, sous ce costume, à l'irrégularité de ses caprices. Irrités de ce premier crime, les sacrilèges ne s'en tiennent point là: ils font mettre nue cette enfant, ils la couchent à plat ventre sur une grande table, ils allument des cierges, ils placent l'image de notre Sauveur au milieu des reins de la jeune fille et osent consommer sur ses fesses le plus redoutable de nos mystères. Je m'évanouis à ce spectacle horrible, il me fut impossible de le soutenir. Sévérino, me voyant en cet état, dit que pour m'y apprivoiser il fallait que je servisse d'autel à mon tour. On me saisit; on me place au même lieu que Florette; le sacrifice se consomme, et l'hostie… ce symbole sacré de notre auguste religion… Sévérino s'en saisit, il l'enfonce au local obscène de ses sodomites jouissances…, la foule avec injure…, la presse avec ignominie sous les coups redoublés de son dard monstrueux, et lance, en blasphémant, sur le corps même de son Sauveur, les flots impurs du torrent de sa lubricité!