Quel est l'objet de l'homme qui jouit? N'est-il pas de donner à ses sens toute l'irritation dont ils sont susceptibles, afin d'arriver mieux et plus chaudement, au moyen de cela, à la dernière crise… crise précieuse qui caractérise la jouissance de bonne ou mauvaise, en raison du plus ou du moins d'activité dont s'est trouvée cette crise? Or, n'est-ce pas un sophisme insoutenable que d'oser dire qu'il est nécessaire pour l'améliorer qu'elle soit partagée de la femme? N'est-il donc pas visible que la femme ne peut rien partager avec nous sans nous prendre, et que tout ce qu'elle dérobe doit nécessairement être à nos dépens? Et de quelle nécessité est-il donc, je le demande, qu'une femme jouisse quand nous jouissons? Y a-t-il dans ce procédé un autre sentiment que l'orgueil qui puisse être flatté? et ne retrouvez-vous pas d'une manière bien plus piquante la sensation de ce sentiment orgueilleux, en contraignant au contraire avec dureté cette femme à cesser de jouir, afin de vous faire jouir seul, afin que rien ne l'empêche de s'occuper de votre jouissance? La tyrannie ne flatte-t-elle pas l'orgueil d'une manière bien plus vive que la bienfaisance? Celui qui impose, en un mot, n'est-il pas le maître bien plus sûrement que celui qui partage? Mais comment put-il venir dans la tête d'un homme raisonnable que la délicatesse eût quelque prix en jouissance? Il est absurde de vouloir soutenir qu'elle y soit nécessaire; elle n'ajoute jamais rien au plaisir des sens: je dis plus, elle y nuit; c'est une chose très différente que d'aimer ou que de jouir; la preuve en est qu'on aime tous les jours sans jouir, et qu'on jouit encore plus souvent sans aimer. Tout ce qu'on mêle de délicatesse dans les voluptés dont il s'agit ne peut être donné à la jouissance de la femme qu'aux dépens de celle de l'homme, et tant que celui-ci s'occupe de faire jouir, assurément il ne jouit pas, ou sa jouissance n'est plus qu'intellectuelle, c'est-à-dire chimérique et bien inférieure à celle des sens. Non, Thérèse, non, je ne cesserai de le répéter, il est parfaitement inutile qu'une jouissance soit partagée pour être vive; et pour rendre cette sorte de plaisir aussi piquant qu'il est susceptible de l'être, il est au contraire très essentiel que l'homme ne jouisse qu'aux dépens de la femme, qu'il prenne d'elle (quelque sensation qu'elle en éprouve) tout ce qui peut donner de l'accroissement à la volupté dont il veut jouir, sans le plus léger égard aux effets qui peuvent en résulter pour la femme, car ces égards le troubleront: ou il voudra que la femme partage, alors il ne jouit plus, ou il craindra qu'elle ne souffre, et le voilà dérangé. Si l'égoïsme est la première loi de la nature, c'est bien sûrement plus qu'ailleurs dans les plaisirs de la lubricité que cette céleste mère désire qu'il soit notre seul mobile. C'est un très petit malheur que, pour l'accroissement de la volupté de l'homme, il lui faille ou négliger ou troubler celle de la femme; car si ce trouble lui fait gagner quelque chose, ce que perd l'objet qui le sert ne le touche en rien; il doit lui être indifférent que cet objet soit heureux ou malheureux, pourvu que lui soit délecté; il n'y a véritablement aucune sorte de rapports entre cet objet et lui. Il serait donc fou de s'occuper des sensations de cet objet aux dépens des siennes; absolument imbécile si, pour modifier ces sensations étrangères, il renonce à l'amélioration des siennes. Cela posé, si l'individu dont il est question est malheureusement organisé de manière à n'être ému qu'en produisant, dans l'objet qui lui sert, de douloureuses sensations, vous avouerez qu'il doit s'y livrer sans remords, puisqu'il est là pour jouir, abstraction faite de tout ce qui peut en résulter pour cet objet… Nous y reviendrons: continuons de marcher par ordre.
Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres; eh! s'il n'en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts? Ils sont bien sûrs qu'on ne les aime pas; bien certains qu'il est impossible qu'on partage ce qu'ils éprouvent: en ont-ils moins de volupté? Désirent-ils seulement l'illusion? Entièrement égoïstes dans leurs plaisirs, vous ne les voyez occupés que d'en prendre, tout sacrifier pour en recevoir, et ne soupçonner jamais, dans l'objet qui leur sert, d'autres propriétés que des propriétés passives. Il n'est donc nullement nécessaire de donner des plaisirs pour en recevoir; la situation heureuse ou malheureuse de la victime de notre débauche est donc absolument égale à la satisfaction de nos sens; il n'est nullement question de l'état où peut être son cœur et son esprit; cet objet peut indifféremment se plaire ou souffrir à ce que vous lui faites, vous aimer ou vous détester: toutes ces considérations sont nulles dès qu'il ne s'agit que des sens. Les femmes, j'en conviens, peuvent établir des maximes contraires; mais les femmes, qui ne sont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plastrons, sont récusables toutes les fois qu'il faut établir un système réel sur cette sorte de plaisir. Y a-t-il un seul homme raisonnable qui soit envieux de faire partager sa jouissance à des filles de joie? Et n'y a-t-il pas des millions d'hommes qui prennent pourtant de grands plaisirs avec ces créatures? Ce sont donc autant d'individus persuadés de ce que j'établis, qui le mettent en pratique, sans s'en douter, et qui blâment ridiculement ceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, et cela, parce que l'univers est plein de statues organisées qui vont, qui viennent, qui agissent, qui mangent, qui digèrent, sans jamais se rendre compte de rien.
Les plaisirs isolés, démontrés aussi délicieux que les autres, et beaucoup plus assurément, il devient donc tout simple, alors, que cette jouissance, prise indépendamment de l'objet qui nous sert, soit non seulement très éloignée de ce qui peut lui plaire, mais même se trouve contraire à ses plaisirs: je vais plus loin, elle peut devenir une douleur imposée, une vexation, un supplice, sans qu'il y ait rien d'extraordinaire, sans qu'il en résulte autre chose qu'un accroissement de plaisir bien plus sûr pour le despote qui tourmente ou qui vexe. Essayons de le démontrer.
L'émotion de la volupté n'est autre sur notre âme qu'une espèce de vibration produite, au moyen des secousses que l'imagination enflammée par le souvenir d'un objet lubrique fait éprouver à nos sens, ou au moyen de la présence de cet objet, ou mieux encore par l'irritation que ressent cet objet dans le genre qui nous émeut le plus fortement. Ainsi notre volupté, ce chatouillement inexprimable qui nous égare, qui nous transporte au plus haut point de bonheur où puisse arriver l'homme, ne s'allumera jamais que par deux causes: ou qu'en apercevant réellement ou fictivement dans l'objet qui nous sert l'espèce de beauté qui nous flatte le plus, ou qu'en voyant éprouver à cet objet la plus forte sensation possible. Or, il n'est aucune sorte de sensation qui soit plus vive que celle de la douleur; ses impressions sont sûres, elles ne trompent point comme celles du plaisir, perpétuellement jouées par les femmes et presque jamais ressenties par elles; que d'amour-propre d'ailleurs, que de jeunesse, de force, de santé ne faut-il pas pour être sûr de produire dans une femme cette douteuse et peu satisfaisante impression du plaisir! Celle de la douleur, au contraire, n'exige pas la moindre chose: plus un homme a de défauts, plus il est vieux, moins il est aimable, mieux il réussira. A l'égard du but, il sera bien plus sûrement atteint, puisque nous établissons qu'on ne le touche, je veux dire qu'on n'irrite jamais mieux ses sens, que lorsqu'on a produit dans l'objet qui nous sert la plus grande impression possible, n'importe par quelle voie. Celui qui fera donc naître dans une femme l'impression la plus tumultueuse, celui qui bouleversera le mieux toute l'organisation de cette femme, aura décidément réussi à se procurer la plus grande dose de volupté possible, parce que le choc résultatif des impressions des autres sur nous, devant être en raison de l'impression produite, sera nécessairement plus actif, si cette impression des autres a été pénible, que si elle n'a été que douce ou moelleuse; et d'après cela, le voluptueux égoïste qui est persuadé que ses plaisirs ne seront vifs qu'autant qu'ils seront entiers, imposera donc, quand il en sera le maître, la plus forte dose possible de douleur à l'objet qui lui sert, bien certain que ce qu'il retirera de volupté ne sera qu'en raison de la plus vive impression qu'il aura produite.
– Ces systèmes sont épouvantables, mon père, dis-je à Clément, ils conduisent à des goûts cruels, à des goûts horribles.
– Et qu'importe? répondit le barbare; encore une fois, sommes-nous les maîtres de nos goûts? Ne devons-nous pas céder à l'empire de ceux que nous avons reçus de la nature, comme la tête orgueilleuse du chêne plie sous l'orage qui le ballotte? Si la nature était offensée de ces goûts, elle ne nous les inspirerait pas; il est impossible que nous puissions recevoir d'elle un sentiment fait pour l'outrager, et, dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nos passions, de quelque genre, de quelque violence qu'elles puissent être, bien certains que tous les inconvénients qu'entraîne leur choc ne sont que des desseins de la nature dont nous sommes les organes involontaires. Et que nous font les suites de ces passions? Lorsque l'on veut se délecter par une action quelconque, il ne s'agit nullement des suites.
– Je ne vous parle pas des suites, interrompis-je brusquement, il est question de la chose même; assurément si vous êtes le plus fort, et que par d'atroces principes de cruauté vous n'aimiez à jouir que par la douleur, dans la vue d'augmenter vos sensations, vous arriverez insensiblement à les produire sur l'objet qui vous sert, au degré de violence capable de lui ravir le jour.
– Soit; c'est-à-dire que par des goûts donnés par la nature, j'aurai servi les desseins de la nature qui, n'opérant ses créations que par des destructions, ne m'inspire jamais l'idée de celle-ci que quand elle a besoin des autres; c'est-à-dire que d'une portion de matière oblongue j'en aurai formé trois ou quatre mille rondes ou carrées. Oh! Thérèse, sont-ce là des crimes? Peut-on nommer ainsi ce qui sert la nature? L'homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes? Et lorsque, préférant son bonheur à celui des autres, il renverse ou détruit tout ce qu'il trouve dans son passage, a-t-il fait autre chose que servir la nature dont les premières et les plus sûres inspirations lui dictent de se rendre heureux, n'importe aux dépens de qui? Le système de l'amour du prochain est une chimère que nous devons au christianisme et non pas à la nature; le sectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux et par conséquent dans l'état de faiblesse qui devait faire crier à la tolérance, à l'humanité, dut nécessairement établir ce rapport fabuleux d'un être à un autre; il préservait sa vie en le faisant réussir. Mais le philosophe n'admet pas ces rapports gigantesques; ne voyant, ne considérant que lui seul dans l'univers, c'est à lui seul qu'il rapporte tout. S'il ménage ou caresse un instant les autres, ce n'est jamais que relativement au profit qu'il croit en tirer. N'a-t-il plus besoin d'eux, prédomine-t-il par sa force? il abjure alors à jamais tous ces beaux systèmes d'humanité et de bienfaisance auxquels il ne se soumettait que par politique; il ne craint plus de rendre tout à lui, d'y ramener tout ce qui l'entoure, et quelque chose que puisse coûter ses jouissances aux autres, il les assouvit sans examen comme sans remords.