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– Une cicatrice à la tempe ! s’écria d’Artagnan, et avec cela dents blanches, oeil perçant, teint basané, poil noir, et haute mine ; c’est mon homme de Meung !

– C’est votre homme, dites-vous ?

– Oui, oui ; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire : si votre homme est le mien, je ferai d’un coup deux vengeances, voilà tout ; mais où rejoindre cet homme ?

– Je n’en sais rien.

– Vous n’avez aucun renseignement sur sa demeure ?

– Aucun ; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l’a fait voir.

– Diable ! diable ! murmura d’Artagnan, tout ceci est bien vague ; par qui avez-vous su l’enlèvement de votre femme ?

– Par M. de La Porte.

– Vous a-t-il donné quelque détail ?

– Il n’en avait aucun.

– Et vous n’avez rien appris d’un autre côté ?

– Si fait, j’ai reçu…

– Quoi ?

– Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence ?

– Vous revenez encore là-dessus ; cependant je vous ferai observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.

– Aussi je ne recule pas, mordieu ! s’écria le bourgeois en jurant pour se monter la tête. D’ailleurs, foi de Bonacieux…

– Vous vous appelez Bonacieux ? interrompit d’Artagnan.

– Oui, c’est mon nom.

– Vous disiez donc : foi de Bonacieux ! pardon si je vous ai interrompu ; mais il me semblait que ce nom ne m’était pas inconnu.

– C’est possible, monsieur. Je suis votre propriétaire.

– Ah ! ah ! fit d’Artagnan en se soulevant à demi et en saluant, vous êtes mon propriétaire ?

– Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations vous avez oublié de me payer mon loyer ; comme, dis-je, je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai pensé que vous auriez égard à ma délicatesse.

– Comment donc ! mon cher monsieur Bonacieux, reprit d’Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procédé, et que, comme je vous l’ai dit, si je puis vous être bon à quelque chose…

– Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j’allais vous le dire, foi de Bonacieux, j’ai confiance en vous.

– Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire.»

Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à d’Artagnan.

«Une lettre ! fit le jeune homme.

– Que j’ai reçue ce matin.»

D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour commençait à baisser, il s’approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.

«Ne cherchez pas votre femme, lut d’Artagnan, elle vous sera rendue quand on n’aura plus besoin d’elle. Si vous faites une seule démarche pour la retrouver, vous êtes perdu.»

«Voilà qui est positif, continua d’Artagnan ; mais après tout, ce n’est qu’une menace.

– Oui, mais cette menace m’épouvante ; moi, monsieur, je ne suis pas homme d’épée du tout, et j’ai peur de la Bastille.

– Hum ! fit d’Artagnan ; mais c’est que je ne me soucie pas plus de la Bastille que vous, moi. S’il ne s’agissait que d’un coup d’épée, passe encore.

– Cependant, monsieur, j’avais bien compté sur vous dans cette occasion.

– Oui ?

– Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l’air fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires étaient ceux de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis du cardinal, j’avais pensé que vous et vos amis, tout en rendant justice à notre pauvre reine, seriez enchantés de jouer un mauvais tour à Son Éminence.

– Sans doute.

– Et puis j’avais pensé que, me devant trois mois de loyer dont je ne vous ai jamais parlé…

– Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette raison, et je la trouve excellente.

– Comptant de plus, tant que vous me ferez l’honneur de rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir…

– Très bien.

– Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir une cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité, vous vous trouviez gêné en ce moment.

– À merveille ; mais vous êtes donc riche, mon cher monsieur Bonacieux ?

– Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot ; j’ai amassé quelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans le commerce de la mercerie, et surtout en plaçant quelques fonds sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet ; de sorte que, vous comprenez, monsieur… Ah ! mais… s’écria le bourgeois.

– Quoi ? demanda d’Artagnan.

– Que vois-je là ?

– Où ?

– Dans la rue, en face de vos fenêtres, dans l’embrasure de cette porte : un homme enveloppé dans un manteau.

– C’est lui ! s’écrièrent à la fois d’Artagnan et le bourgeois, chacun d’eux en même temps ayant reconnu son homme.

– Ah ! cette fois-ci, s’écria d’Artagnan en sautant sur son épée, cette fois-ci, il ne m’échappera pas.»

Et tirant son épée du fourreau, il se précipita hors de l’appartement.

Sur l’escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan passa entre eux comme un trait.

«Ah çà, où cours-tu ainsi ? lui crièrent à la fois les deux mousquetaires.

– L’homme de Meung !» répondit d’Artagnan, et il disparut.

D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses amis son aventure avec l’inconnu, ainsi que l’apparition de la belle voyageuse à laquelle cet homme avait paru confier une si importante missive.

L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait perdu sa lettre dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui – et, au portrait que d’Artagnan avait fait de l’inconnu, ce ne pouvait être qu’un gentilhomme –, un gentilhomme devait être incapable de cette bassesse, de voler une lettre.

Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un rendez-vous amoureux donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier à une dame, et qu’était venu troubler la présence de d’Artagnan et de son cheval jaune.

Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses, mieux valait ne les point approfondir.

Ils comprirent donc, sur les quelques mots échappés à d’Artagnan, de quelle affaire il était question, et comme ils pensèrent qu’après avoir rejoint son homme ou l’avoir perdu de vue, d’Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuèrent leur chemin.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de d’Artagnan, la chambre était vide : le propriétaire, craignant les suites de la rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et l’inconnu, avait, par suite de l’exposition qu’il avait faite lui-même de son caractère, jugé qu’il était prudent de décamper.

 CHAPITRE IX. D’ARTAGNAN SE DESSINE

Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au bout d’une demi-heure d’Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqué son homme, qui avait disparu comme par enchantement. D’Artagnan avait couru, l’épée à la main, toutes les rues environnantes, mais il n’avait rien trouvé qui ressemblât à celui qu’il cherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle il aurait dû commencer peut-être, et qui était de frapper à la porte contre laquelle l’inconnu était appuyé ; mais c’était inutilement qu’il avait dix ou douze fois de suite fait résonner le marteau, personne n’avait répondu, et des voisins qui, attirés par le bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que cette maison, dont au reste toutes les ouvertures étaient closes, était depuis six mois complètement inhabitée.

Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu’en revenant chez lui, d’Artagnan trouva la réunion au grand complet.

«Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d’Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversée par la colère.

– Eh bien, s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantôme, comme une ombre, comme un spectre.

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