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Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon, et prit congé de lui.

D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé, espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir. En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.

Au reste, la vie des quatre jeunes gens était joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse à leur service, et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille.

Porthos avait des fougues : ces jours-là, s’il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s’il perdait, il disparaissait complètement pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent dans ses poches.

Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir… Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au milieu d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de la société, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.

Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique, si bien séant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.

Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son maître. Quand le vent de l’adversité commença à souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu près, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes, Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc à d’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne devait entendre que les compliments qu’on fait de lui.

«Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan : à vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler, et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton ; à vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos études théologiques, inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin, homme doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde, moi, que ferai-je pour inspirer de l’affection, de la terreur ou du respect à Planchet ?

– La chose est grave, répondirent les trois amis, c’est une affaire d’intérieur ; il en est des valets comme des femmes, il faut les mettre tout de suite sur le pied où l’on désire qu’ils restent. Réfléchissez donc.»

D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provision, ce qui fut exécuté avec la conscience que d’Artagnan mettait en toutes choses ; puis, après l’avoir bien rossé, il lui défendit de quitter son service sans sa permission. «Car, ajouta-t-il, l’avenir ne peut me faire faute ; j’attends inévitablement des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes près de moi, et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta fortune en t’accordant le congé que tu me demandes.»

Cette manière d’agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires pour la politique de d’Artagnan. Planchet fut également saisi d’admiration et ne parla plus de s’en aller.

La vie des quatre jeunes gens était devenue commune ; d’Artagnan, qui n’avait aucune habitude, puisqu’il arrivait de sa province et tombait au milieu d’un monde tout nouveau pour lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.

On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été, et l’on allait prendre le mot d’ordre et l’air des affaires chez M. de Tréville. D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire, en faisait le service avec une ponctualité touchante : il était toujours de garde, parce qu’il tenait toujours compagnie à celui de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à l’hôtel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon camarade ; M. de Tréville, qui l’avait apprécié du premier coup d’oeil, et qui lui portait une véritable affection, ne cessait de le recommander au roi.

De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. L’amitié qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir l’un après l’autre comme des ombres ; et l’on rencontrait toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la place Saint-Sulpice, ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.

En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leur train. Un beau jour, le roi commanda à M. le chevalier des Essarts de prendre d’Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu’il eût voulu, au prix de dix années de son existence, troquer contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promit cette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait être abrégé au reste, si l’occasion se présentait pour d’Artagnan de rendre quelque service au roi ou de faire quelque action d’éclat. D’Artagnan se retira sur cette promesse et, dès le lendemain, commença son service.

Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et d’Aramis de monter la garde avec d’Artagnan quand il était de garde. La compagnie de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d’un, le jour où elle prit d’Artagnan.

CHAPITRE VIII. UNE INTRIGUE DE COEUR

Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que toutes les choses de ce monde, après avoir eu un commencement avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait soutenu pendant quelque temps l’association de ses propres deniers. Porthos lui avait succédé, et, grâce à une de ces disparitions auxquelles on était habitué, il avait pendant près de quinze jours encore subvenu aux besoins de tout le monde ; enfin était arrivé le tour d’Aramis, qui s’était exécuté de bonne grâce, et qui était parvenu, disait-il, en vendant ses livres de théologie, à se procurer quelques pistoles.

On eut alors, comme d’habitude, recours à M. de Tréville, qui fit quelques avances sur la solde ; mais ces avances ne pouvaient conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient déjà force comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas encore.

Enfin, quand on vit qu’on allait manquer tout à fait, on rassembla par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua. Malheureusement, il était dans une mauvaise veine : il perdit tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.

Alors la gêne devint de la détresse, on vit les affamés suivis de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant chez leurs amis du dehors tous les dîners qu’ils purent trouver ; car, suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la prospérité semer des repas à droite et à gauche pour en récolter quelques-uns dans la disgrâce.

Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit également jouir ses camarades ; Aramis en eut huit. C’était un homme, comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de besogne.

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