Литмир - Электронная Библиотека
A
A

M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis, comme il était difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.

Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé. Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il était trop faible, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba presque sans connaissance.

M. de La Trémouille s’approcha de lui et lui fit respirer des sels qui le rappelèrent à la vie. Alors M. de Tréville, ne voulant pas qu’on pût l’accuser d’avoir influencé le malade, invita M. de La Trémouille à l’interroger lui-même.

Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie et la mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée de taire un instant la vérité, et il raconta aux deux seigneurs les choses exactement, telles qu’elles s’étaient passées.

C’était tout ce que voulait M. de Tréville ; il souhaita à Bernajoux une prompte convalescence, prit congé de M. de La Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre amis qu’il les attendait à dîner.

M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, toute anticardinaliste d’ailleurs. On comprend donc que la conversation roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient d’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Artagnan avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui que tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et Aramis lui abandonnèrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour pour qu’ils lui laissassent le sien.

Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu d’aller au Louvre ; mais comme l’heure de l’audience accordée par Sa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par le petit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans l’antichambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse. Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine, mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirent et qu’on annonça Sa Majesté.

À cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à la moelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute probabilité, décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.

Louis XIII parut, marchant le premier ; il était en costume de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un fouet à la main. Au premier coup d’oeil, d’Artagnan jugea que l’esprit du roi était à l’orage.

Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté, n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage : dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu d’un oeil irrité que de n’être pas vu du tout. Les trois mousquetaires n’hésitèrent donc pas, et firent un pas en avant, tandis que d’Artagnan au contraire restait caché derrière eux ; mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville, lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna la vue ; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté rentra dans son appartement.

«Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons pas encore fait chevaliers de l’ordre cette fois-ci.

– Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville ; et si au bout de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon hôtel : car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps.»

Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d’heure, vingt minutes ; et voyant que M. de Tréville ne reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.

M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi, et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grand flegme des nouvelles de sa santé.

«Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m’ennuie.»

C’était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent prenait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait : «Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble.»

«Comment ! Votre Majesté s’ennuie ! dit M. de Tréville. N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse ?

– Beau plaisir, monsieur ! Tout dégénère, sur mon âme, et je ne sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens qui n’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix cors, nous le courons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simon met déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali, crac ! toute la meute prend le change et s’emporte sur un daguet. Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre comme j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah ! je suis un roi bien malheureux, monsieur de Tréville ! je n’avais plus qu’un gerfaut, et il est mort avant-hier.

– En effet, Sire, je comprends votre désespoir, et le malheur est grand ; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets.

– Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie. Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards, des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore de former des élèves ! mais oui, M. le cardinal est là qui ne me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l’Espagne, qui me parle de l’Autriche, qui me parle de l’Angleterre ! Ah ! à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je suis mécontent de vous.»

M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait le roi de longue main ; il avait compris que toutes ses plaintes n’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pour s’encourager lui-même, et que c’était où il était arrivé enfin qu’il en voulait venir.

«Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à Votre Majesté ? demanda M. de Tréville en feignant le plus profond étonnement.

– Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur ? continua le roi sans répondre directement à la question de M. de Tréville ; est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en disiez un mot ? Mais, au reste, continua le roi, sans doute que je me hâte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que vous venez m’annoncer que justice est faite.

– Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens vous la demander au contraire.

– Et contre qui ? s’écria le roi.

– Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.

– Ah ! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité de telle façon qu’il est probable qu’il est en train de trépasser à cette heure ! N’allez-vous pas dire qu’ensuite ils n’ont pas fait le siège de l’hôtel du duc de La Trémouille, et qu’ils n’ont point voulu le brûler ! ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots, mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. Dites, n’allez-vous pas nier tout cela ?

– Et qui vous a fait ce beau récit, Sire ? demanda tranquillement M. de Tréville.

– Qui m’a fait ce beau récit, monsieur ! et qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors qui travaille quand je m’amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en Europe ?

– Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majesté.

19
{"b":"714983","o":1}