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Mais quelques minutes apr?s ces beaux discours, il chercha, en t?tonnant, une des feuilles de papier, ?parses sur les draps, et il essaya encore d’y ?crire quelques notes. Lorsqu’il s’aper?ut de sa contradiction, il sourit, et il dit:

– ? ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis un ingrat, je te cong?die. Mais toi, tu ne me quittes point; tu ne te laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon! tu sais bien, ce sont des boutades. Je ne t’ai jamais trahie, tu ne m’as jamais trahi, nous sommes s?rs l’un de l’autre. Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu’? la fin!

Jean-Christophe Tome X - pic_3.jpg
*

Il venait de se r?veiller d’une longue torpeur, lourde de fi?vre et de r?ves. D’?tranges r?ves, dont il ?tait encore impr?gn?. Et maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se retrouvait plus. Il lui semblait qu’il ?tait «un autre». Un autre, plus cher que lui-m?me… Qui donc?… Il lui semblait qu’en r?ve, un autre s’?tait incarn? en lui. Olivier? Grazia?… Son c?ur, sa t?te ?taient si faibles! Il ne distinguait plus entre ses aim?s. ? quoi bon distinguer? Il les aimait tous autant.

Il restait ligot?, dans une sorte de b?atitude accablante. Il ne voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusqu?e, le guettait, comme le chat et la souris. Il faisait le mort. D?j?!… Personne dans la chambre. Au-dessus de sa t?te, le piano s’?tait tu. Solitude. Silence. Christophe soupira.

– Qu’il est bon de se dire, ? la fin de sa vie, qu’on n’a jamais ?t? seul, m?me quand on l’?tait le plus! ?mes que j’ai rencontr?es sur ma route, fr?res qui m’avez, un instant, donn? la main, esprits myst?rieux ?clos de ma pens?e, morts et vivants, – tous vivants, – ? tout ce que j’ai aim?, tout ce que j’ai cr??! Vous m’entourez de votre chaude ?treinte, vous me veillez, j’entends la musique de vos voix. B?ni soit le destin, qui m’a fait don de vous! Je suis riche, je suis riche… Mon c?ur est rempli!…

Il regardait la fen?tre… Un de ces beaux jours sans soleil, qui, disait Balzac le vieux, ressemblent ? une belle aveugle… Christophe s’absorbait dans la vue passionn?e d’une branche d’arbre qui passait devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides ?clataient, les petites fleurs blanches s’?panouissaient; il y avait, dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet ?tre qui ressuscitait, un tel abandon extasi? ? la force renaissante que Christophe ne sentait plus son oppression, son mis?rable corps qui mourait, pour revivre en la branche d’arbre. Le doux rayonnement de cette vie le baignait. C’?tait comme un baiser. Son c?ur trop plein d’amour se donnait au bel arbre, qui souriait ? ses derniers instants. Il songeait qu’? cette minute, des milliers d’?tres s’aimaient, que cette heure d’agonie pour lui, pour d’autres ?tait une heure d’extase, qu’il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de vivre. Et, suffoquant, d’une voix qui n’ob?issait plus ? sa pens?e, – (peut-?tre m?me aucun son ne sortait de sa gorge; mais il ne s’en apercevait pas) – il entonna un cantique ? la vie.

Un orchestre invisible lui r?pondit. Christophe se disait:

– Comment font-ils, pour savoir? Nous n’avons pas r?p?t?. Pourvu qu’ils aillent jusqu’au bout, sans se tromper!

Il t?cha de se mettre sur son s?ant, afin qu’on le v?t bien de tout l’orchestre, marquant la mesure, avec ses grands bras. Mais l’orchestre ne se trompait pas; ils ?taient s?rs d’eux-m?mes. Quelle merveilleuse musique! Voici qu’ils improvisaient maintenant les r?ponses! Christophe s’amusait:

– Attends un peu, mon gaillard! Je vais bien t’attraper.

Et, donnant un coup de barre, il lan?ait capricieusement la barque, ? droite, ? gauche, dans des passes dangereuses.

– Comment te tireras-tu de celle-ci?… Et de celle-l?? Attrape!… Et encore de cette autre?

Ils s’en tiraient toujours; ils r?pondaient aux audaces par d’autres encore plus risqu?es.

– Qu’est-ce qu’ils vont inventer? Sacr?s malins!…

Christophe criait bravo, et riait aux ?clats.

– Diable! C’est qu’il devient difficile de les suivre! Est-ce que je vais me laisser battre?… Vous savez, ce n’est pas de jeu! Je suis fourbu, aujourd’hui… N’importe! Il ne sera pas dit qu’ils auront le dernier mot…

Mais l’orchestre d?ployait une fantaisie d’une telle abondance, d’une telle nouveaut? qu’il n’y avait plus moyen de faire autre chose que de rester, ? l’entendre, bouche b?e. On en avait le souffle coup?… Christophe se prenait en piti?:

– Animal! se disait-il, tu es vid?. Tais-toi! L’instrument a donn? tout ce qu’il pouvait. Assez de ce corps! Il m’en faut un autre.

Mais le corps se vengeait. De violents acc?s de toux l’emp?chaient d’?couter:

– Te tairas-tu!

Il se prenait ? la gorge, il se frappait la poitrine ? coups de poing, comme un ennemi qu’il fallait vaincre. Il se revit, au milieu d’une m?l?e. Une foule hurlait. Un homme l’?treignit, ? bras-le-corps. Ils roulaient ensemble. L’autre pesait sur lui. Il ?touffait.

– L?che-moi, je veux entendre!… Je veux entendre! Ou je te tue!

Il lui martelait la t?te contre le mur. L’autre ne l?chait point.

– Mais qui est-ce, ? pr?sent? Avec qui est-ce que je lutte, enlac?? Quel est ce corps que je tiens, qui me br?le?…

M?l?es hallucin?es. Un chaos de passions. Fureur, luxure, soif de meurtre, morsures des ?treintes charnelles, toute la bourbe de l’?tang soulev?e, une derni?re fois…

– Ah! est-ce que cela ne sera pas bient?t la fin? Est-ce que je ne vous arracherai pas, sangsues coll?es ? ma chair?… Tombe donc avec elles, ma charogne!

Des ?paules, des reins, des genoux, Christophe, arc-bout?, repousse l’invisible ennemi… Il est libre!… L?-bas, la musique joue toujours, s’?loignant. Christophe, ruisselant de sueur, tend les bras vers elle:

– Attends-moi! Attends-moi!

Il court, pour la rejoindre. Il tr?buche. Il bouscule tout… Il a couru si vite qu’il ne peut plus respirer. Son c?ur bat, son sang bruit dans ses oreilles: un chemin de fer, qui roule sous un tunnel…

– Est-ce b?te, bon Dieu!

Il faisait ? l’orchestre des signes d?sesp?r?s, pour qu’on ne continu?t pas sans lui… Enfin! sorti du tunnel!… Le silence revenait. Il entendit, de nouveau.

– Est-ce beau! Est-ce beau! Encore! Hardi, mes gars… Mais de qui cela peut-il ?tre?… Vous dites? Vous dites que cette musique est de Jean-Christophe Krafft? Allons donc! Quelle sottise! Je l’ai connu, peut-?tre! Jamais il n’e?t ?t? capable d’en ?crire dix mesures… Qui est-ce qui tousse encore? Ne faites pas de bruit! Quel est cet accord-l??… Et cet autre?… Pas si vite! Attendez!…

Christophe poussait des cris inarticul?s; sa main, sur le drap qu’elle serrait, faisait le geste d’?crire; et son cerveau ?puis?, machinalement continuait ? chercher de quels ?l?ments ?taient faits ces accords et ce qu’ils annon?aient. Il n’y parvenait point: l’?motion faisait l?cher prise. Il recommen?ait… Ah! cette fois, c’?tait trop…

– Arr?tez, arr?tez, je n’en puis plus…

Sa volont? se desserra tout ? fait. De douceur, Christophe ferma les yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupi?res closes. La petite fille qui le gardait, sans qu’il s’en aper??t, pieusement les essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas. L’orchestre s’?tait tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont l’?nigme n’?tait pas r?solue. Le cerveau, obstin?, r?p?tait:

– Mais quel est cet accord? Comment sortir de l?? Je voudrais pourtant bien trouver l’issue, avant la fin…

Des voix s’?levaient maintenant. Une voix passionn?e. Les yeux tragiques d’Anna… Mais dans le m?me instant, ce n’?tait plus Anna. Ces yeux pleins de bont?…

– Grazia, est-ce toi?… Qui de vous? Qui de vous? Je ne vous vois plus bien… Pourquoi donc le soleil est-il si long ? venir?

Trois cloches tranquilles sonn?rent. Les moineaux, ? la fen?tre, p?piaient pour lui rappeler l’heure o? il leur donnait les miettes du d?jeuner… Christophe revit en r?ve sa petite chambre d’enfant… Les cloches, voici l’aube! Les belles ondes sonores coulent dans l’air l?ger. Elles viennent de tr?s loin, des villages l?-bas… Le grondement du fleuve monte derri?re la maison… Christophe se retrouve accoud?, ? la fen?tre de l’escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine…

– M?re, amantes, amis… Comment est-ce qu’ils se nomment?… Amour, o? ?tes-vous? O? ?tes-vous, mes ?mes? Je sais que vous ?tes l?, et je ne puis vous saisir.

– Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aim?!

– Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherch?s!

– Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.

– H?las! le flot m’emporte.

– Le fleuve qui t’emporte, nous emporte avec toi.

– O? allons-nous?

– Au lieu o? nous serons r?unis.

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