– Christophe rira bien…
Ceux qui ne le connaissaient pas, disaient:
– Quelle infatuation de soi!
Et c’?tait tout le contraire. Il se voyait du dehors, comme un ?tranger. Il en ?tait ? l’heure o? l’on se d?sint?resse m?me de la lutte livr?e pour le beau, parce qu’apr?s avoir accompli sa t?che, on a tendance ? croire que les autres accompliront la leur et qu’au bout du compte, ainsi que dit Rodin, «le beau finira toujours par triompher ». Les m?chancet?s et les injustices ne le r?voltaient plus. – Il se disait, en riant, que ce n’?tait pas naturel, que la vie se retirait de lui. De fait, il n’avait plus sa vigueur de nagu?re. Le moindre effort physique, une longue marche, une course rapide, le fatiguaient. Il ?tait tout de suite hors d’haleine; le c?ur lui faisait mal. Il pensait quelquefois ? son vieil ami Schulz. Il ne parlait pas aux autres de ce qu’il ?prouvait. ? quoi bon, n’est-ce pas? On ne peut que les inqui?ter, et on ne se gu?rit pas. D’ailleurs, il ne prenait pas au s?rieux ces malaises. Beaucoup plus que d’?tre malade, il craignait qu’on ne l’oblige?t ? se soigner.
Par un secret pressentiment, il fut pris d’un d?sir de revoir encore le pays. C’?tait un projet qu’il remettait, d’ann?e en ann?e. Il se dit que, l’ann?e prochaine… Il ne le remit plus, cette fois.
Il partit en cachette, sans avertir personne. Le voyage fut court. Christophe ne retrouva plus rien de ce qu’il venait chercher. Les transformations qui s’annon?aient, ? son dernier passage, ?taient maintenant accomplies: la petite ville ?tait devenue une grande ville industrielle. Les vieilles maisons avaient disparu. Disparu, le cimeti?re. ? la place de la ferme de Sabine, une usine dressait ses hautes chemin?es. Le fleuve avait achev? de ronger les prairies, o? Christophe jouait, enfant. Une rue (quelle rue!) entre d’immondes b?tisses, portait son nom. Tout ?tait mort du pass?, la mort m?me… Soit! La vie continuait; peut-?tre d’autres petits Christophes r?vaient, souffraient, luttaient, dans les masures de cette rue d?cor?e de son nom. – ? un concert de la gigantesque Tonhalle , il entendit ex?cuter, au rebours de sa pens?e, une de ses ?uvres; il la reconnut ? peine… Soit! Mal comprise, elle suscitera peut-?tre des ?nergies nouvelles. Nous avons sem? le grain. Faites-en ce qu’il vous pla?t: nourrissez-vous de nous! – Christophe, se promenant, ? la tomb?e de la nuit, dans les champs autour de la ville, sur lesquels de grands brouillards allaient flottant, pensait aux grands brouillards qui allaient aussi envelopper sa vie, aux ?tres aim?s, disparus de la terre, r?fugi?s dans son c?ur, que la nuit qui tombait recouvrirait, avec lui… Soit! Soit! Je ne te crains pas, ? nuit, couveuse de soleils! Pour un astre qui s’?teint, des milliers d’autres s’allument. Comme un bol de lait qui bout, le gouffre de l’espace d?borde de lumi?re. Tu ne m’?teindras point. Le souffle de la mort fera reflamber ma vie…
Au retour d’Allemagne, Christophe voulut s’arr?ter dans la ville o? il avait connu Anna. Depuis qu’il l’avait quitt?e, il ne savait plus rien d’elle. Il n’aurait pas os? demander de ses nouvelles. Pendant des ann?es, le nom seul le faisait trembler… – ? pr?sent, il ?tait calme, il ne craignait plus rien. Mais le soir, dans sa chambre d’h?tel, qui donnait sur le Rhin, le chant connu des cloches qui sonnaient pour la f?te du lendemain ressuscita les images du pass?. Du fleuve montait vers lui l’odeur du danger lointain, qu’il avait peine ? comprendre. Il passa toute la nuit ? se le rem?morer. Il se sentait affranchi du redoutable Ma?tre; et ce lui ?tait une triste douceur. Il n’?tait pas d?cid? sur ce qu’il ferait, le lendemain. Il eut, un instant, l’id?e – (le pass? ?tait si loin!) – de faire visite aux Braun. Mais le lendemain, le courage lui manqua; il ne se risqua m?me pas ? demander, ? l’h?tel, si le docteur et sa femme vivaient encore. Il d?cida de partir…
? l’heure de partir, une force irr?sistible le poussa au temple o? allait jadis Anna; il se pla?a derri?re un pilier, d’o? il pouvait voir le banc sur lequel, autrefois, elle venait s’agenouiller. Il attendit, certain que, si elle vivait, elle viendrait encore l?.
Une femme vint, en effet; et il ne la reconnut pas. Elle ?tait semblable ? d’autres: corpulente, la face pleine, au menton gras, l’expression indiff?rente et dure. V?tue de noir. Elle s’assit ? son banc, et resta immobile. Elle ne semblait ni prier, ni entendre; elle regardait devant elle. Rien, en cette femme, ne rappelait celle que Christophe attendait. Une ou deux fois seulement, un geste maniaque, comme pour effacer les plis de sa robe sur les genoux. Jadis, elle avait ce geste… ? la sortie, elle passa pr?s de lui, lentement, la t?te droite, les mains avec son livre crois?es au-dessus du ventre. Un instant, se posa sur les yeux de Christophe la lueur de ses yeux sombres et ennuy?s. Et ils ne se reconnurent point. Elle passa, droite et raide, sans tourner la t?te. Ce ne fut qu’un instant apr?s qu’il reconnut soudain, dans un ?clair de m?moire, sous le sourire glac?, ? certain pli des l?vres, la bouche qu’il avait bais?e… Le souffle lui manqua, et ses genoux fl?chirent. Il pensait:
– Seigneur, est-ce l? ce corps, o? habitait celle que j’ai aim?e? O? est-elle? O? est-elle? Et o? suis-je moi-m?me? O? est celui qui l’aima? Que reste-t-il de nous et du cruel amour qui nous a d?vor?s? – La cendre. O? est le feu?
Et son Dieu lui r?pondit:
– En moi.
Alors, il releva les yeux; et, pour la derni?re fois, il l’aper?ut, – au milieu de la foule, – qui sortait par la porte, au soleil.
Ce fut peu apr?s son retour ? Paris qu’il fit la paix avec son vieil ennemi L?vy-C?ur. Celui-ci l’avait longtemps attaqu?, avec autant de malicieux talent que de mauvaise foi. Puis, arriv? au fa?te du succ?s, repu d’honneurs, rassasi?, apais?, il avait eu l’esprit de reconna?tre secr?tement la sup?riorit? de Christophe; et il lui avait fait des avances. Attaques et avances, Christophe feignait de ne rien remarquer. L?vy-C?ur s’?tait lass?. Ils habitaient le m?me quartier, et se rencontraient souvent. Ils n’avaient pas l’air de se conna?tre. Christophe laissait, au passage, tomber son regard sur L?vy-C?ur, comme s’il ne le voyait pas. Cette fa?on tranquille de le nier exasp?rait L?vy-C?ur.
Il avait une fille de dix-huit ? vingt ans, jolie, fine, ?l?gante, avec un profil de petit mouton, une aur?ole de cheveux blonds qui frisottaient, de doux yeux coquets, et un sourire de Luini. Ils se promenaient ensemble; Christophe les croisait dans les all?es du Luxembourg: ils semblaient tr?s intimes; la jeune fille s’appuyait gentiment au bras du p?re. Christophe qui, pour ?tre distrait, n’en remarquait pas moins les jolis visages, avait un faible pour celui-ci. Il pensait de L?vy-C?ur:
– L’animal a de la chance!
Mais il ajoutait fi?rement:
– Moi aussi, j’ai une fille.
Et il les comparait. Cette comparaison, o? sa partialit? donnait tout l’avantage ? Aurora, avait fini par cr?er dans son esprit une sorte d’amiti? imaginaire entre les deux jeunes filles, qui s’ignoraient, et m?me, sans qu’il s’en aper??t, par le rapprocher de L?vy-C?ur.
En revenant d’Allemagne il apprit que «le petit mouton» ?tait mort. Son ?go?sme paternel pensa aussit?t:
– Si c’?tait la mienne qui avait ?t? frapp?e!
Et il fut pris d’une immense piti? pour L?vy-C?ur. Sur le premier moment, il voulut lui ?crire; il commen?a deux lettres; il ne fut pas satisfait, il eut une mauvaise honte: il ne les envoya pas. Mais, quelques jours plus tard, rencontrant de nouveau L?vy-C?ur, la figure ravag?e, ce fut plus fort que lui: il alla droit au malheureux, il lui tendit les mains. L?vy-C?ur, sans raisonner non plus, les saisit. Christophe dit:
– Vous l’avez perdue!
Son accent d’?motion p?n?tra L?vy-C?ur. Il en ?prouva une reconnaissance indicible… Ils ?chang?rent des paroles douloureuses et confuses. Quand ils se quitt?rent apr?s, plus rien ne subsistait de ce qui les avait divis?s. Ils s’?taient combattus: c’?tait fatal, sans doute; que chacun accomplisse la loi de sa nature! Mais lorsqu’on voit arriver la fin de la tragi-com?die, on d?pose les passions dont on ?tait masqu?, et l’on se retrouve face ? face, – deux hommes qui ne valent pas beaucoup mieux l’un que l’autre, et qui ont bien le droit, apr?s avoir jou? leur r?le comme ils ont pu, de se donner la main.
*
Le mariage de Georges et d’Aurora avait ?t? fix? aux premiers jours du printemps. La sant? de Christophe d?clinait rapidement. Il avait remarqu? que ses enfants l’observaient, d’un air inquiet. Une fois, il les entendit, qui causaient ? mi-voix. Georges disait:
– Comme il a mauvaise mine! Il est capable de tomber malade.
Et Aurora r?pondait:
– Pourvu qu’il n’aille pas retarder notre mariage!
Il se l’?tait tenu pour dit. Pauvres petits! Bien s?r qu’il n’irait pas troubler leur bonheur!
Mais il fut assez maladroit, l’avant-veille du mariage, – (il s’?tait ridiculement agit?, les derniers jours; on e?t dit que c’?tait lui qui allait se marier), il fut assez sot pour se laisser reprendre par son mal ancien, un r?veil de la vieille pneumonie, dont la premi?re attaque remontait ? l’?poque de la Foire sur la Place. Il se traita d’imb?cile. Il jura qu’il ne c?derait pas, avant que le mariage ne f?t fait. Il songeait ? Grazia mourante, qui n’avait pas voulu l’avertir de sa maladie, ? la veille d’un concert, afin qu’il ne f?t pas distrait de sa t?che et de son plaisir. Cette pens?e lui souriait, de faire maintenant pour sa fille, – pour elle, – ce qu’elle avait fait pour lui. Il cacha donc son mal; mais il eut de la peine ? tenir jusqu’au bout. Toutefois, le bonheur de ses deux enfants le rendait si heureux qu’il r?ussit ? soutenir, sans faiblesse, la longue ?preuve de la c?r?monie religieuse. ? peine rentr? ? la maison, chez Colette, ses forces le trahirent; il eut juste le temps de s’enfermer dans une chambre, et il s’?vanouit. Un domestique le trouva ainsi. Christophe, revenu ? lui, fit d?fense d’en parler aux mari?s, qui partaient le soir, en voyage. Ils ?taient trop occup?s d’eux-m?mes, pour remarquer rien autre. Ils le quitt?rent gaiement, promettant de lui ?crire demain, apr?s-demain…