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Cependant, les id?es de son vieil ami lui restaient ?trang?res. Il se demandait comment Christophe pouvait s’accommoder de sa solitude d’?me, se priver de toute attache ? un parti artistique, politique, religieux, ? tout groupement humain. Il le lui demandait: «N’?prouvait-il jamais le besoin de s’enfermer dans un camp?»

– S’enfermer! disait Christophe, en riant. N’est-on pas bien, dehors? Et c’est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air?

– Ah! ce n’est pas la m?me chose pour le corps et pour l’esprit, r?pondit Georges. L’esprit a besoin de certitude; il a besoin de penser avec les autres, d’adh?rer ? des principes admis par tous les hommes d’un m?me temps. J’envie les gens d’autrefois, ceux des ?ges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du pass?.

– Poule mouill?e! dit Christophe. Qu’est-ce qui m’a donn? des d?courag?s pareils!

– Je ne suis pas d?courag?, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l’est.

– Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi! vous avez besoin d’un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-m?mes? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arri?re-grand’m?res! Bon Dieu! marchez tout seuls!

– Il faut s’enraciner, dit Georges, tout fier de r?p?ter un des ponts-neufs du temps.

– Pour s’enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d’?tre en caisse? La terre est l?, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.

– Je n’ai pas le temps, dit Georges.

– Tu as peur, r?p?ta Christophe.

Georges se r?volta; mais il finit par convenir qu’il n’avait aucun go?t ? regarder au fond de soi; il ne comprenait pas le plaisir qu’on y pouvait trouver: ? se pencher sur ce trou noir, on risquait d’y tomber.

– Donne-moi la main, disait Christophe.

Il s’amusait ? entr’ouvrir la trappe, sur sa vision r?aliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant.

– Comment pouvez-vous vivre ainsi? demandait Georges.

– Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.

– Je mourrais, si j’?tais forc? de voir cela toujours.

Christophe lui tapait sur l’?paule:

– Voil? nos fameux athl?tes!… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la t?te assez solide. Rien ne t’y force, apr?s tout. Va de l’avant, mon petit! Mais pour cela, qu’as-tu besoin d’un ma?tre qui te marque ? l’?paule, comme un b?tail? Quel mot d’ordre attends-tu? Il y a longtemps que le signal est donn?. Le boute-selle a sonn?, la cavalerie est en marche. Ne t’occupe que de ton cheval. ? ton rang! Et galope!

– Mais o? vais-je? dit Georges.

– O? va ton escadron, ? la conqu?te du monde. Emparez-vous de l’air, soumettez les ?l?ments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l’espace, faites reculer la mort…

«Expertus vacuum D?dalus aera …»

… Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi? Es-tu seulement capable de m’expliquer ce que cela veut dire?

«Perrupit Acheronta …»

… Voil? votre lot ? vous. Heureux conquistadores !

Il montrait si clairement le devoir d’action h?ro?que, ?chu ? la g?n?ration nouvelle, que Georges, ?tonn?, disait:

– Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-vous pas avec nous?

– Parce que j’ai une autre t?che. Va, mon petit, fais ton ?uvre. D?passe-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille… Tu as lu ce conte des Mille et une Nuits , o? un g?nie, haut comme une montagne, est enferm? dans une bo?te, sous le sceau de Salomon?… Le g?nie est ici, dans le fond de notre ?me, cette ?me sur laquelle tu as peur de te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons pass? notre vie ? lutter avec lui; nous ne l’avons pas vaincu; il ne nous a pas vaincus. ? pr?sent, nous et lui, nous reprenons haleine; et nous nous regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous nous sommes livr?s, et attendant qu’expire la tr?ve consentie. Vous, profitez de la tr?ve pour refaire vos forces et pour cueillir la beaut? du monde! Soyez heureux, jouissez de l’accalmie. Mais souvenez-vous qu’un jour, vous et ceux qui seront vos fils, au retour de vos conqu?tes, il faudra que vous reveniez ? cet endroit o? je suis et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui qui est l? et pr?s de qui je veille. Et le combat durera, entrecoup? de tr?ves, jusqu’? ce que l’un des deux ait ?t? terrass?. ? vous, d’?tre plus forts et plus heureux que nous!… – En attendant, fais du sport, si tu veux; aguerris tes muscles et ton c?ur; et ne sois pas assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente: tu es d’un temps (sois tranquille!) qui en trouvera l’emploi.

*

Georges ne retenait pas grand’chose de ce que lui disait Christophe. Il ?tait d’esprit assez ouvert pour que les pens?es de Christophe y entrassent; mais elles en ressortaient aussit?t. Il n’?tait pas au bas de l’escalier qu’il avait tout oubli?. Il n’en demeurait pas moins sous une impression de bien-?tre, qui persistait, alors que le souvenir de ce qui l’avait produite ?tait depuis longtemps effac?. Il avait pour Christophe une v?n?ration. Il ne croyait ? rien de ce que Christophe croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait ? rien.) Mais il e?t cass? la t?te ? qui se f?t permis de dire du mal de son vieil ami.

Par bonheur, on ne le lui disait pas: sans quoi, il aurait eu fort ? faire.

Christophe avait bien pr?vu la saute de vent prochaine. Le nouvel id?al de la jeune musique fran?aise ?tait diff?rent du sien; mais tandis que c’?tait une raison de plus pour que Christophe e?t de la sympathie pour elle, elle n’en avait aucune pour lui. Sa vogue aupr?s du public n’?tait pas faite pour le r?concilier avec les plus affam?s de ces jeunes gens; ils n’avaient pas grand’chose dans le ventre; et leurs crocs, d’autant plus, ?taient longs et mordaient. Christophe ne s’?mouvait pas de leurs m?chancet?s.

– Quel c?ur ils y mettent! disait-il. Ils se font les dents, ces petits…

Il n’?tait pas loin de les pr?f?rer ? ces autres petits chiens, qui le flagornaient, parce qu’il avait du succ?s, – ceux dont parle d’Aubign?, qui, «lorsqu’un m?tin a mis la t?te dans un pot de beurre, lui viennent l?cher les barbes par congratulation ».

Il avait une pi?ce re?ue ? l’Op?ra. ? peine accept?e, on la mit en r?p?tition. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux, que pour faire passer son ?uvre, on avait remis aux calendes la pi?ce d’un jeune compositeur, qui devait ?tre jou?e. Le journaliste s’indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable Christophe.

Christophe vit le directeur, et lui dit:

– Vous ne m’aviez pas pr?venu. Cela ne se fait point. Vous allez monter d’abord l’op?ra que vous aviez re?u avant le mien.

Le directeur s’exclama, se mit ? rire, refusa, couvrit de flatteries Christophe, son caract?re, ses ?uvres, son g?nie, traita l’?uvre de l’autre avec le dernier m?pris, assura qu’elle ne valait rien et qu’elle ne ferait pas un sou.

– Alors, pourquoi l’avez-vous re?ue?

– On ne fait pas tout ce qu’on veut. Il faut bien donner, de loin en loin, un semblant de satisfaction ? l’opinion. Autrefois, ces jeunes gens pouvaient crier; personne ne les entendait. ? pr?sent, ils trouvent moyen d’ameuter contre nous une presse nationaliste, qui braille ? la trahison et nous appelle mauvais Fran?ais, quand on a le malheur de ne pas s’extasier devant leur jeune ?cole. La jeune ?cole! Parlons-en!… Voulez-vous que je vous dise? J’en ai plein le dos! Et le public, aussi. Ils nous rasent, avec leurs Oremus !… Pas de sang dans les veines; des petits sacristains qui vous chantent la messe; quand ils font des duos d’amour, on dirait des De profundis … Si j’?tais assez sot pour monter les pi?ces qu’on m’oblige ? recevoir, je ruinerais mon th??tre. Je les re?ois: c’est tout ce qu’on peut me demander.

– Parlons de choses s?rieuses. Vous, vous faites des salles pleines…

Les compliments reprirent.

Christophe l’interrompit net, et dit avec col?re:

– Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme «arriv?», vous vous servez de moi, pour ?craser les jeunes. Lorsque j’?tais jeune, vous m’auriez ?cras? comme eux. Vous jouerez la pi?ce de ce gar?on, ou je retire la mienne.

Le directeur leva les bras au ciel, et dit:

– Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous aurions l’air de c?der ? l’intimidation de leur campagne de presse?

– Que m’importe? dit Christophe.

– ? votre aise! Vous en serez la premi?re victime.

On mit ? l’?tude l’?uvre du jeune musicien, sans interrompre les r?p?titions de l’?uvre de Christophe. L’une ?tait en trois actes, l’autre en deux; on convint de les donner dans le m?me spectacle. Christophe vit son prot?g?; il avait voulu ?tre le premier ? lui annoncer la nouvelle. L ’autre se confondit en promesses de reconnaissance ?ternelle.

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