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Quand il revit Grazia, il ne put s’emp?cher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pens?es que cette visite avait ?veill?es. Mais elle les lut en lui. Il ?tait absorb?, en parlant. Il d?tournait les yeux; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait ? elle.

Ce soir-l?, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta ? r?ver. Elle se redisait le r?cit de Christophe; mais l’image qu’elle voyait au travers n’?tait pas celle des vieux ?poux endormis sous le fr?ne: c’?tait le r?ve timide et ardent de son ami. Et son c?ur ?tait plein d’amour. Couch?e, la lumi?re ?teinte, elle pensait:

– Oui, c’est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l’occasion d’un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu’on aime?… Quoi! Est-ce que je l’aime?

Elle se tut, ?coutant, ?mue, son c?ur qui r?pondait:

– Je l’aime.

? ce moment, une toux s?che, rauque, pr?cipit?e, ?clata dans la chambre voisine, o? dormaient les enfants. Grazia dressa l’oreille; depuis la maladie du petit, elle ?tait toujours inqui?te. Elle interrogea. Il ne r?pondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint aupr?s de lui. Il ?tait irrit?, il geignait, il disait qu’il n’?tait pas bien, et il s’interrompait pour tousser.

– O? as-tu mal?

Il ne r?pondait pas; il g?missait qu’il avait mal.

– Mon tr?sor, je t’en prie, dis-moi o? tu as mal.

– Je ne sais pas.

– As-tu mal, ici?

– Oui. Non. Je ne sais pas. J’ai mal partout.

L?-dessus, il ?tait pris d’une nouvelle quinte de toux, violente, exag?r?e. Grazia ?tait effray?e; elle avait le sentiment qu’il se for?ait ? tousser; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l’embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer; mais aussit?t qu’elle essayait de le quitter, il recommen?ait ? tousser. Elle dut rester ? son chevet, grelottante: car il ne permettait m?me pas qu’elle s’?loign?t, pour se v?tir, il voulait qu’elle lui t?nt la main; et il ne la l?cha point, jusqu’? ce que le sommeil le pr?t. Alors, elle se recoucha, glac?e, inqui?te, harass?e. Et il lui fut impossible de retrouver ses r?ves.

L’enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pens?e de sa m?re. On trouve assez souvent – mais ? ce degr?, rarement, – ce g?nie instinctif chez les ?tres du m?me sang: ? peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l’autre pense; ils le devinent, ? mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, ?tait aiguis?e, chez Lionello, par une m?chancet? toujours en ?veil. Il avait la clairvoyance que donne le d?sir de nuire. Il d?testait Christophe. Pourquoi? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait? Souvent, c’est le hasard. Il suffit que l’enfant ait commenc?, un jour, par se persuader qu’il d?teste quelqu’un pour en prendre l’habitude; et plus on le raisonne, plus il s’obstine; apr?s avoir jou? la haine, il finit par ha?r vraiment. Mais il est, d’autres fois, des raisons plus profondes qui d?passent l’esprit de l’enfant; il ne les soup?onne pas… D?s les premiers jours qu’il avait vu Christophe, le fils du comte Ber?ny avait senti de l’animosit? contre celui que sa m?re avait aim?. On e?t dit qu’il avait eu l’intuition de l’instant pr?cis o? Grazia songea ? ?pouser Christophe. ? partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il ?tait toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait; ou bien il s’arrangeait de fa?on ? faire brusquement irruption dans la pi?ce o? ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa m?re ?tait seule et pensait ? Christophe, il s’asseyait pr?s d’elle; et il l’?piait. Ce regard la g?nait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. – Il prenait plaisir ? dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il mena?ait de se rendre malade. C’?tait une tactique dont il usait, avec succ?s, depuis l’enfance. Tout petit, un jour qu’on l’avait grond?, il avait invent?, comme vengeance, de se d?shabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d’apporter une ?uvre musicale qu’il avait compos?e pour la f?te de Grazia, Lionello s’empara du manuscrit et le fit dispara?tre. On en retrouva les lambeaux d?chir?s, dans un coffre ? bois. Grazia perdit patience; elle gronda s?v?rement l’enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre; et il eut une crise de nerfs. Grazia, ?pouvant?e, l’embrassa, le supplia, promit tout ce qu’il voulut.

De ce jour, il fut le ma?tre: car il sut qu’il l’?tait; et, ? maintes reprises, il eut recours ? l’arme qui lui avait r?ussi. On ne savait jamais jusqu’? quel point ses crises ?taient naturelles, ou simul?es. Il ne se contentait plus d’en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure m?chancet?, lorsque sa m?re et Christophe avaient le projet de passer la soir?e ensemble. Il en vint m?me ? jouer ce jeu dangereux, par d?s?uvrement, par cabotinage, et afin d’essayer jusqu’o? allait son pouvoir. Il ?tait d’une ing?niosit? extr?me ? inventer de bizarres accidents nerveux: tant?t, au milieu d’un d?ner, il ?tait pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette; tant?t, montant un escalier, sa main s’agrippait ? la rampe; ses doigts se crispaient; il pr?tendait qu’il ne pouvait plus les rouvrir; ou bien, il avait une douleur lancinante au c?t?, et il se roulait avec des cris; ou bien, il ?touffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n’avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia ?taient affol?s. La paix de leurs r?unions, – ces calmes causeries, ces lectures, cette musique dont ils se faisaient une f?te, – tout cet humble bonheur ?tait d?sormais ruin?.

De loin en loin, le petit dr?le leur laissait quelque r?pit, soit qu’il f?t fatigu? de son r?le, soit que sa nature d’enfant le repr?t et qu’il pens?t ? autre chose. (Il ?tait s?r maintenant d’avoir gagn? la partie.)

Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu’ils d?robaient ainsi leur ?tait d’autant plus pr?cieuse qu’ils n’?taient pas certains d’en jouir jusqu’au bout. Qu’ils se sentaient proches l’un de l’autre! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi?… Un jour, Grazia elle-m?me avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.

– Oui, pourquoi? demanda-t-il.

– Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navr?.

Christophe le savait. Il savait qu’elle sacrifiait leur bonheur ? son fils; il savait qu’elle n’?tait pas dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu’elle l’adorait; il savait l’?go?sme aveugle de ces affections de famille, qui font d?penser aux meilleurs leurs r?serves de d?vouement au profit d’?tres mauvais ou m?diocres de leur sang: apr?s quoi, il ne leur reste plus rien ? donner ? ceux qui en seraient les plus dignes, ? ceux qu’ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu’il s’en irrit?t, bien qu’il e?t envie, par moments, de tuer le petit monstre qui d?truisait leur vie, il s’inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement.

Alors ils renonc?rent tous deux, sans r?criminations inutiles. Mais si l’on pouvait leur voler le bonheur qui leur ?tait d?, rien ne pouvait emp?cher leurs c?urs de s’unir. Le renoncement m?me, le commun sacrifice les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d’eux tour ? tour confiait ses peines ? son ami, s’en d?chargeait sur lui, et prenait en ?change les peines de son ami: ainsi, le chagrin m?me devenait joie. Christophe appelait Grazia «son confesseur». Il ne lui cachait pas les faiblesses dont son amour-propre avait ? souffrir; il s’en accusait avec une contrition excessive; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu’? lui avouer sa g?ne mat?rielle. Toutefois, il ne s’y ?tait d?cid? qu’apr?s qu’il avait ?t? bien entendu entre eux qu’elle ne lui offrirait rien, qu’il n’accepterait d’elle rien. Derni?re barri?re d’orgueil, qu’il maintint et qu’elle respecta. ? d?faut du bien-?tre qui lui ?tait interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s’ing?niait ? y r?pandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui: sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, ? toute heure du jour; le matin, il n’ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette pri?re d’adoration amoureuse. Et elle, quand elle s’?veillait, ou que la nuit, elle restait, comme souvent, des heures sans dormir, elle songeait:

– Mon ami pense ? moi.

Et un grand calme les entourait.

*

Sa sant? s’?tait alt?r?e. Grazia ?tait constamment alit?e, ou devait passer des jours ?tendue sur une chaise longue. Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait au piano en boitant, avec ses pieds gonfl?s. Elle jouait la musique qu’il avait apport?e. C’?tait la plus grande joie qu’elle p?t lui faire. De toutes les ?l?ves qu’il avait form?es, elle ?tait, avec C?cile, la mieux dou?e. Mais la musique, que C?cile sentait d’instinct sans presque la comprendre, ?tait pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le d?moniaque de la vie et de l’art lui ?chappait enti?rement; elle y versait la clart? de son c?ur intelligent. Cette clart? p?n?trait le g?nie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu’il avait exprim?es. Les yeux ferm?s, il l’?coutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le d?dale de sa propre pens?e. ? vivre sa musique au travers de l’?me de Grazia, il ?pousait cette ?me et il la poss?dait. De ce myst?rieux accouplement naissaient des ?uvres musicales, qui ?taient comme le fruit de leurs ?tres m?l?s. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tiss?es avec sa substance et celle de son amie:

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