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Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d’autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n’?tait pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l’heure.

Mais le jour et l’heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut d??u. Il s’?tait fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait ?clair? sa vie. Il en avait ?t? si heureux et ?mu qu’il n’en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui ?tait venu le trouver, de la part de l’ami; il souriait, en pens?e, ? cette charmante figure: son naturel, sa gr?ce, sa franchise malicieuse et ing?nue, le ravissaient; il s’abandonnait ? cet enivrement muet, ? ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son c?ur, dans les premiers jours de l’amiti? avec Olivier. Il s’y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par del? les vivants, apercevait le sourire du pass?. – Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d’excuses. Christophe, attrist?, chercha des raisons pour excuser l’enfant. Il ne savait o? lui ?crire, il n’avait pas son adresse. L’aurait-il connue, qu’il n’e?t os? lui ?crire. Un vieux c?ur qui s’?prend d’un jeune ?tre ?prouve une pudeur ? lui t?moigner le besoin qu’il a de lui; il sait bien que celui qui est jeune n’a pas le m?me besoin: la partie n’est pas ?gale; et l’on ne craint rien tant que de para?tre s’imposer ? qui ne se soucie point de vous.

Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffr?t, il se contraignait ? ne faire aucune d?marche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l’?t?, ? Paris. Il se jugeait absurde; mais il n’avait plus go?t ? voyager. En septembre seulement, il se d?cida ? passer quelques jours ? Fontainebleau.

Vers la fin d’octobre, Georges Jeannin revint frapper ? la porte. Il s’excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole.

– Je n’ai pas pu venir, dit-il; et ensuite, nous sommes partis, nous avons ?t? en Bretagne.

– Tu aurais pu m’?crire, dit Christophe.

– Oui, c’?tait ce que je voulais faire. Mais je n’avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j’ai oubli?, j’oublie tout.

– Depuis quand es-tu revenu?

– Depuis le commencement d’octobre.

– Et tu as mis trois semaines pour te d?cider ? venir?… ?coute, dis-moi franchement: c’est ta m?re qui t’emp?che?… Elle n’aime pas que tu me voies?

– Mais non! tout au contraire. C’est elle qui m’a dit aujourd’hui de venir.

– Comment cela?

– La derni?re fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout racont?, en rentrant. Elle m’a dit que j’avais bien fait; elle s’est inform?e de vous, elle m’a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentr?s de Bretagne, il y a trois semaines, elle m’a engag? ? retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l’a rappel? de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n’?tais pas encore venu, elle a ?t? f?ch?e, elle a voulu que je vinsse tout de suite apr?s d?jeuner, sans plus attendre.

– Et tu n’as pas honte de me raconter cela? Il faut qu’on te force ? venir chez moi?

– Non, non, ne croyez pas!… Oh! je vous ai f?ch?! Pardon… C’est vrai, je suis ?tourdi… Grondez-moi, mais ne m’en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m’a pas forc?. Moi, d’abord, on ne me force jamais ? faire que ce que je veux faire.

– Garnement! dit Christophe, en riant malgr? lui. Et tes projets musicaux, qu’est-ce que tu en as fait?

– Oh! j’y pense toujours.

– Cela ne t’avance pas beaucoup.

– Je veux m’y mettre, ? pr?sent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j’avais tant, tant ? faire! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi…

(Il avait des yeux c?lins.)

– Tu es un farceur, dit Christophe.

– Vous ne me prenez pas au s?rieux?

– Ma foi, non.

– C’est d?go?tant! Personne ne me prend au s?rieux. Je suis d?courag?.

– Je te prendrai au s?rieux quand je t’aurai vu au travail.

– Tout de suite, alors!

– Je n’ai pas le temps. Demain.

– Non, c’est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me m?prisiez, tout un jour.

– Tu m’ennuies.

– Je vous en prie!…

Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions; il lui faisait r?soudre de petits probl?mes d’harmonie. Georges ne savait pas grand’chose; mais son instinct musical suppl?ait ? beaucoup d’ignorance; sans conna?tre leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait; et ses erreurs m?mes t?moignaient, dans leur gaucherie, d’une curiosit? de go?t et d’une sensibilit? singuli?rement aiguis?e. Il n’acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe; et les intelligentes questions qu’il posait, ? son tour, montraient un esprit sinc?re qui n’acceptait pas l’art comme un formulaire de d?votion qu’on r?cite des l?vres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. – Ils ne s’entretinrent pas seulement de musique. ? propos d’harmonies, Georges ?voquait des tableaux, des paysages, des ?mes. Il ?tait difficile ? tenir en bride; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin; et Christophe n’en avait pas toujours le courage. Il s’amusait ? ?couter le joyeux bavardage de ce petit ?tre, plein d’esprit et de vie. Quelle diff?rence de nature avec Olivier!… Chez l’un, la vie ?tait une rivi?re int?rieure qui coulait silencieuse; chez l’autre, elle ?tait tout en dehors: un ruisseau capricieux qui se d?pensait ? des jeux, au soleil. Et pourtant, la m?me belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des go?ts et des d?go?ts, qu’il connaissait bien, et cette intransigeance na?ve, cette g?n?rosit? de c?ur qui se donne tout entier ? ce qu’on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu’il n’avait pas le loisir d’aimer longtemps la m?me.

Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s’?tait pris d’une belle passion juv?nile pour Christophe; et il s’appliquait ? ses le?ons avec enthousiasme… – Et puis, l’enthousiasme faiblit, les visites s’espac?rent. Il vint moins souvent. Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.

Il ?tait l?ger, oublieux, na?vement ?go?ste et sinc?rement affectueux; il avait bon c?ur et une vive intelligence, qu’il d?pensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu’on avait plaisir ? le voir: il ?tait heureux…

Christophe se refusait ? le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait ?crit ? Jacqueline, pour la remercier de ce qu’elle lui avait envoy? son fils. Jacqueline r?pondit une courte lettre, d’une ?motion contenue; elle exprimait le v?u que Christophe s’int?ress?t ? Georges, le dirige?t dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion ? la possibilit? de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par fiert?, elle ne pouvait se r?soudre ? le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu’elle l’y invit?t. – Ainsi, ils rest?rent s?par?s l’un de l’autre, s’apercevant de loin parfois ? un concert, et reli?s seulement par les rares visites du jeune gar?on.

*

L’hiver passa. Grazia n’?crivait plus que rarement. Elle gardait ? Christophe sa fid?le amiti?. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attach?e au r?el, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser ? eux, du moins pour avoir plaisir ? causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la m?moire de son c?ur, rafra?chir de temps en temps la m?moire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc br?ves et lointaines. Elle restait s?re de Christophe, comme Christophe l’?tait d’elle. Mais cette s?curit? r?pandait plus de lumi?re que de chaleur.

Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux m?comptes. Son activit? musicale suffisait ? le remplir. Arriv? ? un certain ?ge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie; la vie est devenue le r?ve, l’art la r?alit?. Au contact de Paris, sa puissance cr?atrice s’?tait r?veill?e. Nul stimulant plus ?nergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touch?s par sa fi?vre. Christophe, repos? par des ann?es de saine solitude, apportait une somme ?norme de forces ? d?penser. Enrichi des conqu?tes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l’intr?pide curiosit? de l’esprit fran?ais, il se lan?ait ? son tour ? la d?couverte; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu’eux tous. Mais rien, dans ses hardiesses nouvelles, n’?tait plus abandonn? au hasard de l’instinct. Un besoin de clart? s’?tait empar? de Christophe. Tout le long de sa vie, son g?nie avait ob?i ? un rythme de courants alternants; sa loi ?tait de passer tour ? tour d’un p?le ? l’autre oppos? et de remplir l’entre-deux. Apr?s s’?tre avidement livr?, dans la p?riode pr?c?dente, «aux yeux du chaos qui luisent ? travers le voile de l’ordre », au point de d?chirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait ? s’arracher ? leur fascination, ? jeter de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l’esprit dominateur. Le souffle imp?rial de Rome avait pass? sur lui. Comme l’art parisien d’alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait ? l’ordre. Mais non pas, – ? la fa?on de ces r?actionnaires fatigu?s, qui d?pensent leurs restes d’?nergie ? d?fendre leur sommeil, – non pas ? «l’ordre dans Varsovie»! Ces bonnes gens qui en reviennent ? Saint-Sa?ns et ? Brahms, – aux Brahms de tous les arts, aux forts en th?me, aux fades n?oclassiques, par besoin d’apaisement! Dirait-on pas qu’ils sont ext?nu?s de passion! Vous ?tes bient?t fourbus, mes amis… Non, ce n’est pas de votre ordre que je parle. Le mien n’est pas de la m?me famille. C’est l’ordre dans l’harmonie des libres passions et de la volont?… Christophe s’?tudiait ? maintenir dans son art le juste ?quilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces d?mons musicaux qu’il avait fait surgir de l’ab?me sonore, il les employait ? b?tir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleill?es, comme les basiliques ? coupoles italiennes.

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