– Mais voulez-vous vous taire! dit Colette, moiti? riante, moiti? f?ch?e. Vous n’avez pas la moindre id?e du respect.
– Pas la moindre.
– Vous ?tes un impertinent… Et puis d’abord, quand cela serait, est-ce que ce n’est pas la vraie fa?on d’aimer la musique?
– Oh! je vous en prie, ne m?lons pas la musique ? cela.
– Mais c’est la musique m?me! Un bel accord, c’est un baiser.
– Je ne vous l’ai pas fait dire.
– Est-ce que ce n’est pas vrai?… Pourquoi haussezvous les ?paules? Pourquoi faites-vous la grimace?
– Parce que cela me d?go?te.
– De mieux en mieux!
– Cela me d?go?te d’entendre parler de la musique comme d’un libertinage… Oh! ce n’est pas votre faute. C’est la faute de votre monde. Toute cette fade soci?t? qui vous entoure regarde l’art comme une sorte de d?bauche permise… Allons, assez l?-dessus! Jouez-moi votre sonate.
– Mais non, causons encore un peu.
– Je ne suis pas ici pour causer, je suis ici pour vous donner des le?ons de piano… En avant, marche!
– Vous ?tes poli! disait Colette, vex?e, – ravie au fond d’?tre un peu rudoy?e.
Elle jouait son morceau, s’appliquant de son mieux; et, comme elle ?tait habile, elle y r?ussissait tr?s passablement, parfois m?me assez bien. Christophe, qui n’?tait pas dupe, riait en lui-m?me de l’adresse «de cette sacr?e m?tine, qui jouait, comme si elle sentait ce qu’elle jouait, quoiqu’elle n’en sent?t rien». Il ne laissait pas d’en ?prouver pour elle une sympathie amus?e. Colette, de son c?t?, saisissait tous les pr?textes pour reprendre la conversation, qui l’int?ressait beaucoup plus que la le?on de piano. Christophe avait beau s’en d?fendre, pr?textant qu’il ne pouvait dire ce qu’il pensait, sans risquer de la blesser: elle arrivait toujours ? le lui faire dire; et plus c’?tait blessant, moins elle ?tait bless?e: c’?tait un amusement. Mais comme la fine mouche sentait que Christophe n’aimait rien tant que la sinc?rit?, elle lui tenait t?te hardiment, et discutait mordicus. Ils se quittaient tr?s bons amis.
*
Pourtant, jamais Christophe n’e?t la moindre illusion sur cette amiti? de salon, jamais la moindre intimit? ne se f?t ?tablie entre eux, sans les confidences que Colette lui fit, un jour, autant par surprise que par instinct de s?duction.
La veille, il y avait eu r?ception chez ses parents. Elle avait ri, bavard?, flirt? comme une enrag?e; mais, le matin suivant, quand Christophe vint lui donner sa le?on, elle ?tait lasse, les traits tir?s, le teint gris, la t?te grosse comme le poing. Elle dit ? peine quelques mots; elle avait l’air ?teinte. Elle se mit au piano, joua mollement, rata ses traits, essaya de les refaire, les rata encore, s’interrompit brusquement, et dit:
– Je ne peux pas… Je vous demande pardon… Voulez-vous, attendons un peu…
Il lui demanda si elle ?tait souffrante. Elle r?pondit que non:
«Elle n’?tait pas bien dispos?e… Elle avait des moments comme cela… C’?tait ridicule, il ne fallait pas lui en vouloir.»
Il lui proposa de revenir, un autre jour; mais elle insista pour qu’il rest?t:
– Un instant seulement… Tout ? l’heure, ce sera mieux… Comme je suis b?te, n’est-ce pas?
Il sentait qu’elle n’?tait pas dans son ?tat normal; mais il ne voulut pas la questionner; et, pour parler d’autre chose, il dit:
– Voil? ce que c’est d’avoir ?t? si brillante, hier soir! Vous vous ?tes trop d?pens?e.
Elle eut un petit sourire ironique:
– On ne peut pas vous en dire autant, r?pondit-elle.
Il rit franchement.
– Je crois que vous n’avez pas dit un mot, reprit-elle.
– Pas un.
– Il y avait pourtant des gens int?ressants.
– Oui, de fameux bavards, des gens d’esprit. Je suis perdu au milieu de vos Fran?ais d?soss?s, qui comprennent tout, qui excusent tout, – qui ne sentent rien. Des gens qui parlent, pendant des heures d’amour et d’art. N’est-ce pas ?c?urant?
– Cela devrait pourtant vous int?resser: l’art, sinon l’amour.
– On ne parle pas de ces choses: on les fait.
– Mais quand on ne peut pas les faire? dit Colette, avec une petite moue.
Christophe r?pondit, en riant:
– Alors, laissez cela ? d’autres. Tout le monde n’est pas fait pour l’art.
– Ni pour l’amour?
– Ni pour l’amour.
– Mis?ricorde! Et qu’est-ce qui nous reste?
– Votre m?nage.
– Merci! dit Colette, piqu?e.
Elle remit ses mains sur le piano, essaya de nouveau, manqua de nouveau ses traits, tapa sur les touches, et g?mit:
– Je ne peux pas!… Je ne suis bonne ? rien, d?cid?ment. Je crois que vous avez raison. Les femmes ne sont bonnes ? rien.
– C’est d?j? quelque chose de le dire, fit Christophe, avec bonhomie.
Elle le regarda, de l’air penaud d’une petite fille qu’on gronde, et dit:
– Ne soyez pas si dur!
– Je ne dis pas de mal des bonnes femmes, r?pliqua gaiement Christophe. Une bonne femme, c’est le paradis sur terre. Seulement, le paradis sur terre…
– Oui, personne ne l’a jamais vu.
– Je ne suis pas si pessimiste. Je dis: Moi, je ne l’ai jamais vu; mais il se peut bien qu’il existe. Je suis m?me d?cid? ? le trouver, s’il existe. Seulement ce n’est pas facile. Une bonne femme et un homme de g?nie, c’est aussi rare l’un que l’autre.
– Et en dehors d’eux, le reste des hommes et des femmes ne compte pas?
– Au contraire! Il n’y a que le reste qui compte… pour le monde.
– Mais pour vous?
– Pour moi, cela n’existe pas.
– Comme vous ?tes dur! r?p?ta Colette.
– Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l’int?r?t des autres!… S’il n’y avait pas un peu de caillou, par ci par-l?, dans le monde, il s’en irait en bouillie.
– Oui, vous avez raison, vous ?tes heureux d’?tre fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop s?v?re pour ceux, – surtout pour celles qui ne le sont pas… Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous p?se. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n’avons rien de plus en t?te, et vous nous m?prisez. Ah! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la t?te des petites femmes de quinze ? dix-huit ans, qui vont dans le monde et qui ont le genre de succ?s que comporte leur vie d?bordante, – lorsqu’elles ont bien dans?, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses am?res, dont on rit parce qu’elles rient, lorsqu’elles ont livr? un peu d’elles-m?mes ? des imb?ciles, et cherch? au fond des yeux de chacune cette lumi?re qu’on n’y trouve jamais, – si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit et s’enferment dans leur chambre, silencieuse, et se jettent ? genoux dans des agonies de solitude!…
– Est-ce possible? dit Christophe stup?fait. Quoi! vous souffrez, vous souffrez ainsi?
Colette ne r?pondit pas; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle essaya de sourire, et tendit la main ? Christophe; il la saisit ?mu.
– Pauvre petite! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous rien pour sortir de cette vie?
– Que voulez-vous que nous fassions? Il n’y a rien ? faire. Vous, hommes, vous pouvez vous lib?rer, faire ce que vous voulez. Mais nous, nous sommes enferm?es pour toujours dans le cercle des devoirs et des plaisirs mondains: nous ne pouvons en sortir.
– Qui vous emp?che de vous affranchir comme nous, de prendre une t?che qui vous plaise et vous assure, comme ? nous, l’ind?pendance?
– Comme ? vous? Pauvre monsieur Krafft! Elle ne vous l’assure pas trop!… Enfin! Elle vous pla?t du moins. Mais nous, pour quelle t?che sommes-nous faites? Il n’y en a pas une qui nous int?resse. – Oui, je sais bien, nous nous m?lons de tout maintenant, nous feignons de nous int?resser ? des tas de choses qui ne nous regardent pas; nous voudrions tant nous int?resser ? quelque chose! Je fais comme les autres. Je m’occupe de patronages, de comit?s de bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conf?rences de Bergson et de Jules Lema?tre, des concerts historiques, des matin?es classiques, et je prends des notes, des notes… Je ne sais pas ce que j’?cris!… et je t?che de me persuader que cela me passionne, ou du moins que c’est utile. Ah! comme je sais bien le contraire, comme tout cela m’est ?gal, et comme je m’ennuie!… Ne recommencez pas ? me m?priser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense. Je ne suis pas plus b?casse qu’une autre. Mais qu’est-ce que la philosophie, et l’histoire, et la science peuvent bien me faire? Quant ? l’art, – vous voyez – je tapote, je barbouille, je fais de petites salet?s d’aquarelles; – mais est-ce que cela remplit une vie? Il n’y a qu’un but ? la n?tre: c’est le mariage. Mais croyez-vous que c’est gai de se marier avec l’un ou l’autre de ces individus, que je connais aussi bien que vous? Je les vois comme ils sont. Je n’ai pas la chance d’?tre comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion… Est-ce que ce n’est pas terrible? Regarder autour de soi, voir celles qui se sont mari?es, ceux avec qui elles se sont mari?es, et penser qu’il faudra faire comme elles, se d?former de corps et d’esprit, devenir banales comme elles!… Il faut du sto?cisme, je vous assure, pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n’en sont pas capables… Et le temps passe, les ann?es coulent, la jeunesse s’en va; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en nous, – qui ne serviront ? rien, qui meurent tous les jours, qu’il faudra se r?signer ? donner ? des sots, ? des ?tres qu’on m?prise, et qui vous m?priseront!… Et personne ne vous comprend! On dirait que nous sommes une ?nigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui nous trouvent insipides et baroques! Mais les femmes devraient nous comprendre! Elles ont ?t? comme nous; elles n’ont qu’? se souvenir… Point. Aucun secours de leur part. M?me nos m?res nous ignorent, et ne cherchent pas vraiment ? nous conna?tre. Elles ne cherchent qu’? nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi comme tu voudras! La soci?t? nous laisse dans un abandon absolu.