Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Christophe regardait, ?coutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une ?normit?. Toute la soir?e, il restait tendu et crisp?. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par n?cessit?, mais par politesse, parce qu’il faut parler, lui semblait humiliant. Dire le fond de sa pens?e, cela ne lui ?tait pas permis. Dire des banalit?s, cela ne lui ?tait pas possible. Et il n’avait m?me pas le talent d’?tre poli, quand il ne disait rien. S’il regardait son voisin, c’?tait d’une fa?on trop fixe et trop intense: malgr? lui, il l’?tudiait, et l’autre en ?tait bless?. S’il parlait, il croyait trop ? ce qu’il disait: cela choquait tout le monde, et m?me lui. Il se rendait compte qu’il n’?tait pas ? sa place; et, comme il ?tait assez intelligent pour avoir le sens de l’harmonie du milieu, o? sa pr?sence d?tonnait, il ?tait aussi choqu? de ses fa?ons d’?tre que ses h?tes eux-m?mes. Il s’en voulait, et il leur en voulait.

Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il ?tait si ?cras? d’ennui qu’il n’avait pas la force de rentrer ? pied chez lui; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait ?t?, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au ch?teau du grand-duc. Parfois n’ayant plus que cinq ? six francs pour la fin de sa semaine, il en d?pensait deux ? une voiture. Il s’y jetait pr?cipitamment, afin de fuir plus vite; et tandis qu’elle l’emportait, il g?missait d’?nervement. Chez lui, il g?missait encore, dans son lit, en dormant… Et puis, brusquement, il ?clatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait ? la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours apr?s, il lui arrivait encore, se promenant seul, de gronder tout ? coup comme une b?te… Pourquoi allait-il voir ces gens? Pourquoi retournait-il les voir? Pourquoi s’obliger ? faire des gestes et des grimaces, comme les autres, ? feindre de s’int?resser ? ce qui ne l’int?ressait pas? – Est-ce qu’il ?tait bien vrai que cela ne l’int?ress?t pas? – Il y a un an, il n’e?t jamais pu supporter cette soci?t?. Maintenant, elle l’amusait tout en l’irritant. ?tait-ce un peu de l’indiff?rence parisienne qui s’insinuait en lui? Il se demandait avec inqui?tude s’il ?tait donc devenu moins fort. Mais c’?tait au contraire qu’il l’?tait davantage. Il ?tait plus libre d’esprit dans un milieu ?tranger. Ses yeux s’ouvraient malgr? lui ? la grande Com?die du monde.

D’ailleurs, que cela lui pl?t ou non, il fallait bien continuer cette vie, s’il voulait que son art f?t connu de la soci?t? parisienne, qui ne s’int?resse aux ?uvres que dans la mesure o? elle conna?t les artistes. Et il fallait bien qu’il cherch?t ? ?tre connu, s’il voulait trouver des le?ons ? donner parmi ces Philistins, dont il avait besoin pour vivre.

Et puis, l’on a un c?ur; et, malgr? soi, le c?ur s’attache, il trouve ? s’attacher, dans quelque milieu que ce soit; s’il ne s’attachait, il ne pourrait vivre.

*

Parmi les jeunes filles que Christophe avait pour ?l?ves, ?tait la fille d’un riche fabricant d’automobiles, Colette Stevens. Son p?re ?tait belge, naturalis? Fran?ais, fils d’un Anglo-Am?ricain ?tabli ? Anvers et d’une Hollandaise. Sa m?re ?tait Italienne. C’?tait une famille bien parisienne. Pour Christophe, – pour beaucoup d’autres, – Colette Stevens ?tait le type de la jeune fille fran?aise.

Elle avait dix-huit ans, des yeux noirs velout?s, qu’elle faisait doux aux jeunes gens, des prunelles d’Espagnole, qui remplissaient tout l’orbite de leur humide ?clat, un petit nez un peu long et fantasque, qu’elle fron?ait et remuait l?g?rement en parlant, avec des moues mutines, les cheveux d?sordonn?s, un minois chiffonn?, la peau m?diocre, frott?e de poudre, les traits gros, un peu gonfl?s, l’air d’un petit chat bouffi.

De proportions toutes menues, tr?s bien habill?e, s?duisante, agacinante, elle avait des mani?res mignardes, pr?cieuses, niaisottes; elle jouait la fillette, se balan?ant deux heures dans son fauteuil ? bascule poussant des petits cris, des:

– Non, ce n’est pas possible?…

? table battant des mains, quand il y avait un plat qu’elle aimait; au salon, grillant des cigarettes, affectant, devant les hommes, une affection exub?rante pour ses amies, se jetant ? leur cou, leur caressant la main, leur chuchotant ? l’oreille, disant des ing?nuit?s, disant aussi des m?chancet?s, admirablement, d’une voix douce et fr?le, qui savait m?me, ? l’occasion, dire des choses tr?s lestes, sans avoir l’air d’y toucher, qui savait encore mieux en faire dire, – l’air candide d’une petite fille bien sage, les yeux brillants, aux paupi?res lourdes, voluptueux et sournois, qui regardaient de c?t?, malignement, guettant tous les potins, happant toutes les polissonneries de la conversation, et t?chant de p?cher ?? et l? quelque c?ur ? la ligne.

Ces singeries, ces parades de petit chien, cette ing?nuit? frelat?e, ne plaisaient ? Christophe en aucune fa?on. Il avait autre chose ? faire qu’? se pr?ter aux man?ges d’une petite fille rou?e, ou m?me qu’? les consid?rer, d’un ?il amus?. Il avait ? gagner son pain, ? sauver de la mort sa vie et ses pens?es. Le seul int?r?t pour lui de ces perruches de salon ?tait de lui en fournir les moyens. En ?change de leur argent, il leur donnait ses le?ons, en conscience, le front pliss?, l’esprit tendu vers la t?che, afin de ne se laisser distraire ni par l’ennui qu’elle lui causait, ni par les agaceries de ses ?l?ves, quand elles ?taient aussi coquettes que Colette Stevens. Il ne faisait gu?re plus attention ? elle qu’? la petite cousine de Colette, une enfant de douze ans, silencieuse et timide, que les Stevens avait prise chez eux, et ? qui il enseignait aussi le piano.

Mais Colette ?tait trop fine pour ne pas sentir qu’avec lui toutes ses gr?ces ?taient perdues, et trop souple, pour ne pas s’adapter instantan?ment aux fa?ons de Christophe. Elle n’avait m?me pas besoin de s’appliquer pour cela. C’?tait un instinct de sa nature. Elle ?tait femme. Elle ?tait une onde sans forme. Toutes les ?mes qu’elle rencontrait lui ?taient comme des vases, dont, par curiosit?, par besoin, sur-le-champ, elle ?pousait les formes. Pour ?tre, il fallait toujours qu’elle f?t un autre. Toute sa personnalit?, c’?tait qu’elle ne le restait pas. Elle changeait de vases, souvent.

Christophe l’attirait, pour beaucoup de raisons, dont la premi?re ?tait qu’il n’?tait pas attir? par elle. Il l’attirait encore, parce qu’il ?tait diff?rent de tous les jeunes gens qu’elle connaissait; elle n’avait jamais essay? encore d’une potiche de cette forme et de ces asp?rit?s. Il l’attirait enfin, parce qu’experte, de race, ? ?valuer du premier coup d’?il le prix exact des potiches et des gens, elle se rendait parfaitement compte qu’? d?faut d’?l?gance, Christophe avait une solidit?, qu’aucun de ses bibelots parisiens ne pouvait lui offrir.

Elle faisait de la musique, comme la plupart des jeunes filles oisives. Elle en faisait beaucoup et peu. C’est-?-dire qu’elle en ?tait toujours occup?e, et qu’elle n’en connaissait presque rien. Elle tripotait son piano, toute la journ?e, par d?s?uvrement, par pose, par volupt?. Tant?t elle en faisait comme du v?locip?de. Tant?t elle pouvait jouer bien, tr?s bien, avec go?t, avec ?me, – (on e?t presque dit qu’elle en avait une: il suffisait qu’elle se m?t ? la place de quelqu’un qui en avait une). – Elle ?tait capable d’aimer Massenet, Grieg, Thom?, avant de conna?tre Christophe. Mais elle ?tait aussi capable de ne plus les aimer, depuis qu’elle connaissait Christophe. Et maintenant elle jouait Bach et Beethoven tr?s proprement, – (ce qui, ? la v?rit? n’est pas beaucoup dire); – mais le plus fort, c’est qu’elle les aimait. Au fond, ce n’?tait ni Beethoven, ni Thom?, ni Bach, ni Grieg, qu’elle aimait: c’?taient les notes, les sons, ses doigts qui couraient sur les touches, les vibrations des cordes qui lui grattaient les nerfs comme autant d’autres cordes, leurs chatouilleries voluptueuses.

Dans le salon de l’h?tel aristocratique, d?cor? de tapisseries un peu p?les, avec, sur un chevalet, au milieu de la pi?ce, le portrait de la robuste madame Stevens par un peintre ? la mode qui l’avait repr?sent?e languissante comme une fleur sans eau, les yeux mourants, le corps tordu en spirale, pour exprimer la raret? de son ?me millionnaire, – dans le grand salon aux baies vitr?es, donnant sur de vieux arbres, que la neige poudrait, Christophe trouvait Colette toujours assise devant son piano, ressassant ind?finiment les m?mes phrases, se caressant les oreilles de dissonances moelleuses.

– Ah! faisait Christophe, en entrant. Voil? la chatte, qui fait encore ronron!

– Malhonn?te! disait-elle en riant…

(Et elle lui tendait sa main un peu moite).

– … ?coutez cela. Est-ce que ce n’est pas joli?

– Tr?s joli, disait-il, d’un ton indiff?rent.

– Vous n’?coutez pas!… Voulez-vous bien ?couter!

– J’entends… C’est toujours la m?me chose.

– Ah! vous n’?tes pas musicien, faisait-elle, avec d?pit.

– Comme si c’?tait de musique qu’il s’agissait!

– Comment! ce n’est pas de musique?… Et de quoi, s’il vous pla?t?

– Vous le savez tr?s bien; et je ne vous le dirai pas, parce que ce ne serait pas convenable.

– Raison de plus pour le dire.

– Vous le voulez?… Tant pis pour vous!… Eh bien, savez-vous ce que vous faites avec votre piano?… Vous flirtez.

– Par exemple!

– Parfaitement. Vous lui dites: «Cher piano, cher piano, dis-moi des gentils mots, encore, caresse-moi, donne-moi un petit baiser!»

21
{"b":"37171","o":1}