– Ne vous d?couragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun ? son tour, refasse l’exp?rience de la vie. Si vous ?tes brave, tout ira bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore quelques honn?tes hommes en France.
– Il y en a. J’en connais. Mais ils sont si ennuyeux!… Et puis, je vous dirai: le monde o? je vis me d?pla?t; mais je ne crois pas que je pourrais vivre en dehors, maintenant. J’en ai pris l’habitude. J’ai besoin d’un certain bien-?tre, de certains raffinements de luxe et de soci?t?, que l’argent ne suffit pas sans doute ? donner, mais pour lesquels il est indispensable. Ce n’est pas brillant, je le sais. Mais je me connais, je suis faible… Je vous en prie, ne vous ?loignez pas de moi, parce que je vous dis mes petites l?chet?s. ?coutez-moi avec bont?. Cela me fait tant de bien de causer avec vous! Je sens que vous ?tes fort, que vous ?tes sain: j’ai toute confiance en vous. Soyez un peu mon ami, voulez-vous?
– Je veux bien, dit Christophe. Mais qu’est-ce que je pourrais faire?
– M’?couter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel d?sarroi, souvent! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis: «? quoi bon lutter? ? quoi bon me tourmenter? Ceci ou cela, qu’importe? N’importe qui! N’importe quoi!» C’est un ?tat affreux. Je ne voudrais pas y tomber. Aidez-moi! Aidez-moi!…
Elle avait l’air accabl?e, vieillie de dix ans; elle regardait Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce qu’elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.
Et, le soir, elle riait, et flirtait, comme ? l’ordinaire.
*
? partir de ce jour, ils eurent r?guli?rement des entretiens intimes. Ils ?taient seuls ensemble: elle lui confiait ce qu’elle voulait; il se donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller; elle ?coutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement, attentivement, comme une fillette bien sage: cela la distrayait, l’int?ressait, la soutenait m?me, elle le remerciait d’une ?illade ?mue et coquette. – Mais ? sa vie, rien n’?tait chang?: il n’y avait qu’une distraction de plus.
Sa journ?e ?tait une suite de m?tamorphoses. Elle se levait excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies; elle ne s’endormait gu?re qu’? l’aube. De tout le jour, elle ne faisait rien. Elle ressassait ind?finiment un vers, une id?e, un lambeau d’id?e, un souvenir de conversation, une phrase musicale, l’image d’une figure qui lui avait plu. Elle n’?tait tout ? fait ?veill?e qu’? partir de quatre ou cinq heures du soir. Jusque-l?, elle avait les paupi?res lourdes, le visage gonfl?, l’air boudeur, endormi. Elle se ranimait, quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble ? perte de vue sur l’amour. La psychologie amoureuse: c’?tait l’?ternel sujet, avec la toilette, les indiscr?tions, les m?disances. Elle avait aussi son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en porter: car ils avaient des ?mes et des conversations de filles. Christophe avait son heure: l’heure du confesseur. Colette, instantan?ment se faisait grave et recueillie. Elle ?tait comme la jeune Fran?aise, dont parle Bodley, qui, au confessionnal, «d?veloppait un th?me tranquillement pr?par?, mod?le d’ordonnance lumineuse et de clart?, o? tout ce qui devait ?tre dit ?tait rang? en bon ordre, et class? en cat?gories distinctes». – Apr?s quoi, elle s’amusait de plus belle. ? mesure que la journ?e s’avan?ait, elle redevenait plus jeune. Le soir, on allait au th??tre; et c’?tait l’?ternel plaisir de reconna?tre dans la salle les m?mes ?ternelles figures; – le plaisir, non de la pi?ce qu’on jouait, mais des acteurs qu’on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers bien connus. On ?changeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre loge des m?chancet?s sur ceux qui ?taient dans les autres loges, ou bien sur les actrices. On trouvait que l’ing?nue avait un filet de voix «comme une mayonnaise tourn?e», ou que la grande com?dienne ?tait habill?e «comme un abat-jour». – Ou bien, on allait en soir?e; et l?, le plaisir ?tait de se montrer, si l’on ?tait jolie: – (cela d?pendait des jours: rien de plus capricieux qu’une joliesse de Paris); – on renouvelait la provision de critiques sur les gens, leurs toilettes, et leurs d?fauts physiques. De conversation, il n’y en avait point. – On rentrait tard. On avait peine ? se coucher: (c’?tait l’heure o? l’on ?tait le plus ?veill?e). On tr?lait [11] autour de la table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d’une parole ou d’un geste. On s’ennuyait. On ?tait tr?s malheureuse. On ne pouvait s’endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de d?sespoir.
Christophe, qui ne voyait Colette que quelques heures, de temps en temps, et ne pouvait assister qu’? quelques-unes de ses transformations, avait d?j? bien de la peine ? s’y reconna?tre. Il se demandait ? quel moment elle ?tait sinc?re, – ou si elle ?tait sinc?re toujours, – ou si elle n’?tait sinc?re jamais. Colette elle-m?me, n’aurait pu le lui dire. Elle ?tait comme la plupart des jeunes filles, qui ne sont que d?sir oisif et contraint, dans la nuit. Elle ne savait pas ce qu’elle ?tait, parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait, et parce qu’elle ne pouvait pas le savoir, avant de l’avoir essay?. Alors elle l’essayait, ? sa fa?on, avec le plus de libert? et le moins de risques possibles, en t?chant de se calquer sur ceux qui l’entouraient, de prendre leur mesure morale. Elle ne se pressait pas de choisir. Elle e?t voulu tout m?nager, afin de profiter de tout.
Mais avec un ami comme Christophe, ce n’?tait pas commode. Il admettait qu’on lui pr?f?r?t des ?tres qu’il n’estimait pas, ou m?me qu’il m?prisait; mais il n’admettait pas qu’on l’?gal?t ? eux. Chacun son go?t; mais au moins, fallait-il en avoir un.
Il ?tait d’autant moins dispos? ? la patience que Colette semblait prendre plaisir ? collectionner autour d’elle tous les petits jeunes gens, qui pouvaient le plus exasp?rer Christophe: d’?c?urants petits snobs, riches pour la plupart, en tous cas oisifs, ou lotis de quelque sin?cure dans quelque minist?re, – ce qui est tout comme. Tous ?crivaient – pr?tendaient ?crire. C’?tait une n?vrose, sous la Troisi?me R?publique. C’?tait surtout une forme de paresse vaniteuse, – le travail intellectuel ?tant de tous le plus difficile ? contr?ler, et celui qui pr?te le plus au bluff . Ils ne disaient de leurs grands labeurs que quelques mots discrets, mais respectueux. Ils semblaient p?n?tr?s de l’importance de leur t?che, accabl?s sous le fardeau. Dans les premiers temps, Christophe ?prouvait une g?ne ? ignorer absolument leurs ?uvres et leurs noms. Avec timidit?, il t?cha de s’informer; il d?sirait surtout savoir ce qu’avait ?crit l’un deux, dont leurs discours faisaient un ma?tre du th??tre. Il fut surpris d’apprendre que ce grand dramaturge avait produit un seul acte, lequel ?tait extrait d’un roman, qui lui-m?me ?tait fait d’une suite de nouvelles, ou plut?t de notations qu’il avait publi?es dans une de leurs Revues, au cours des dix derni?res ann?es. Les autres n’avaient pas un bagage plus lourd: quelques actes, quelques nouvelles, quelques vers. Certains ?taient c?l?bres pour un article. D’autres pour un livre, «qu’ils devaient faire». Ils professaient du d?dain pour les ?uvres de longue haleine. Ils semblaient attacher une importance extr?me ? l’agencement des mots dans la phrase. Cependant le mot de «pens?e» revenait fr?quemment dans leurs propos; mais il ne paraissait pas avoir le m?me sens que dans le langage courant: ils l’appliquaient ? des d?tails de style. Toutefois, il y avait aussi parmi eux de grands penseurs et de grands ironistes, qui, lorsqu’ils ?crivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en italiques , pour qu’on ne s’y tromp?t point.
Tous avaient le culte du moi: le seul culte qu’ils eussent. Ils cherchaient ? le faire partager aux autres. Le malheur ?tait que les autres ?taient d?j? pourvus. Ils avaient la pr?occupation constante d’un public dans leur fa?on de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la t?te et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, et d’autant plus qu’ils sont plus insignifiants, c’est-?-dire moins occup?s. C’est surtout pour la femme qu’ils se mettent en frais: car ils la convoitent, et d?sirent – encore plus – ?tre convoit?s par elle. Mais m?me pour le premier venu, ils font la roue: pour un passant qu’ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu’un regard ?bahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux: rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la t?te d’un portrait connu: Van Dyck, Rembrandt, V?lasquez, Beethoven, ou d’un r?le ? jouer: le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l’homme de la nature… Ils jetaient un regard de c?t?, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils ?taient pr?s de lui, malicieusement, il tournait, avec indiff?rence, les yeux d’un autre c?t?. Mais leur d?convenue ne durait gu?re: deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. – Ceux du salon de Colette ?taient plus raffin?s: c’?tait surtout leur esprit qu’ils grimaient: ils copiaient deux ou trois mod?les, qui eux-m?mes n’?taient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une id?e: la Force, la Joie, la Piti?, la Solidarit?, le Socialisme, l’Anarchisme, la Foi, la Libert?; c’?taient des r?les pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus ch?res pens?es une affaire de litt?rature, et de ramener les plus h?ro?ques ?lans de l’?me humaine au r?le de cravates ? la mode.
O? ils ?taient tout ? fait dans leur ?l?ment, c’?tait dans l’amour: il leur appartenait. La casuistique du plaisir n’avait point de secrets pour eux; dans leur virtuosit?, ils inventaient des cas nouveaux, afin d’avoir l’honneur de les r?soudre. ?’a toujours ?t? l’occupation de ceux qui n’en ont point d’autre: faute d’aimer, ils «font l’amour»; et surtout, ils l’expliquent. Les commentaires ?taient plus abondants que le texte, qui, chez eux, ?tait fort mince. La sociologie donnait du rago?t aux pens?es les plus scabreuses: tout se couvrait alors du pavillon de la sociologie; quelque plaisir qu’on e?t ? satisfaire ses vices, il e?t manqu? quelque chose, si l’on ne s’?tait persuad? qu’en les satisfaisant, on travaillait pour les temps nouveaux. Un genre de socialisme ?minemment parisien: le socialisme ?rotique.