Un jour vint. – Il avait plu toute la matin?e et une partie de l’apr?s-midi. Ils ?taient rest?s enferm?s dans la maison, sans se parler, ? lire, b?iller, regarder par la fen?tre; ils ?taient ennuy?s et maussades. Vers quatre heures, le ciel s’?claircit. Ils coururent au jardin. Ils s’accoud?rent sur la terrasse, contemplant au-dessous d’eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve. La terre fumait, une ti?de vapeur montait au soleil; des gouttelettes de pluie ?tincelaient sur l’herbe; l’odeur de la terre mouill?e et le parfum des fleurs se m?laient; autour d’eux bruissait le vol dor? des abeilles. Ils ?taient c?te ? c?te, et ne se regardaient pas; ils ne pouvaient se d?cider ? rompre le silence. Une abeille vint gauchement s’accrocher ? une grappe de glycine, lourde de pluie, et fit basculer sur elle une cataracte d’eau. Ils rirent en m?me temps; et aussit?t, ils sentirent qu’ils ne se boudaient plus, qu’ils ?taient bons amis. Pourtant ils continuaient ? ne pas se regarder.
Brusquement, sans tourner la t?te, elle lui prit la main, et elle lui dit:
– Venez!
Elle l’entra?na en courant vers le petit labyrinthe bois?, aux sentiers bord?s de buis, qui s’?levait au centre du bosquet. Ils escalad?rent la pente, ils glissaient sur le sol d?tremp?; et les arbres mouill?s secouaient sur eux leurs branches. Pr?s d’arriver au fa?te, elle s’arr?ta, pour respirer.
– Attendez… attendez… dit-elle tout bas, t?chant de reprendre haleine.
Il la regarda. Elle regardait d’un autre c?t?: elle souriait, haletante, la bouche entr’ouverte; sa main ?tait crisp?e dans la main de Christophe. Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes press?es et leurs doigts qui tremblaient. Autour d’eux, le silence. Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil; une petite pluie s’?gouttait des feuilles, avec un bruit argentin; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles.
Elle retourna la t?te vers lui: ce fut un ?clair. Elle se jeta ? son cou, il se jeta dans ses bras.
– Minna! Minna! ch?rie!…
– Je t’aime, Christophe! je t’aime!
Ils s’assirent sur un banc de bois mouill?. Ils ?taient p?n?tr?s d’amour, un amour doux, profond, absurde. Tout le reste avait disparu. Plus d’?go?sme, plus de vanit?, plus d’arri?re-pens?es. Toutes les ombres de l’?me ?taient balay?es par ce souffle d’amour. «Aimer, aimer», – disaient leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce gar?on orgueilleux, ?taient d?vor?s du besoin de se donner, de souffrir, de mourir l’un pour l’autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n’?taient plus eux-m?mes; tout ?tait transform?: leur c?ur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d’une bont? et d’une tendresse touchantes. Minutes de puret?, d’abn?gation, de don absolu de soi, qui ne reviendront plus dans la vie!
Apr?s un balbutiement ?perdu, apr?s des promesses passionn?es d’?tre l’un ? l’autre toujours, apr?s des baisers et des mots incoh?rents et ravis, ils s’aper?urent qu’il ?tait tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les all?es ?troites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.
Lorsqu’il l’eut quitt?e, il ne rentra pas chez lui: il n’aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha ? travers champs; il se promena au hasard dans la nuit. L’air ?tait frais, la campagne obscure et d?serte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline au milieu des vignes. Les petites lumi?res de la ville tremblaient dans la plaine, et les ?toiles dans le ciel sombre. Il s’assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d’une crise de larmes. Il ne savait pourquoi. Il ?tait trop heureux; et l’exc?s de sa joie ?tait fait de tristesse et de joie; il s’y m?lait de la reconnaissance pour son bonheur, de la piti? pour ceux qui n’?taient pas heureux, un sentiment m?lancolique et doux de la fragilit? des choses, l’enivrement de vivre. Il pleura avec d?lices, il s’endormit au milieu de ses pleurs. Quand il se r?veilla, c’?tait l’aube incertaine. Les brouillards blancs tra?naient sur le fleuve et enveloppaient la ville, o? Minna dormait, ?cras?e de fatigue, le c?ur illumin? par un rire de bonheur.
*
D?s le matin, ils r?ussirent ? se revoir au jardin, et ils se dirent de nouveau qu’ils s’aimaient; mais, d?j?, ce n’?tait plus la divine inconscience de la veille. Elle jouait un peu l’amoureuse; et lui, quoique plus sinc?re, tenait aussi un r?le. Ils parl?rent de ce que serait leur vie. Il regretta sa pauvret?, son humble condition. Elle affecta la g?n?rosit?, et elle jouit de sa g?n?rosit?. Elle se disait indiff?rente ? l’argent. Il est vrai qu’elle l’?tait: car elle ne le connaissait pas, ne connaissant pas son manque. Il lui promit de devenir un grand artiste; elle trouvait cela amusant et beau, comme un roman. Elle crut de son devoir de se conduire en v?ritable amoureuse. Elle lut des po?sies elle fut sentimentale. Il ?tait gagn? par la contagion. Il soignait sa toilette: il ?tait ridicule; il surveillait sa fa?on de parler: il ?tait pr?tentieux. Madame de Kerich le regardait en riant, et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide.
Mais ils avaient des minutes d’ineffable po?sie. Elles ?clataient subitement au milieu des journ?es un peu p?les, tel un rayon de soleil au travers du brouillard. C’?tait un regard, un geste, un mot qui ne signifiait rien, et les inondait de bonheur; c’?taient les: «Au revoir!», le soir, dans l’escalier mal ?clair?, les yeux qui se cherchaient, se devinaient dans la demi-obscurit?, le frisson des mains qui se touchaient, le tremblement de la voix, tous ces petits riens, dont leur souvenir se repaissait, la nuit, quand ils dormaient d’un sommeil si l?ger que le son de chaque heure les r?veillait, et quand leur c?ur chantait: «Il m’aime», comme le murmure d’un ruisseau.
Ils d?couvrirent le charme des choses. Le printemps souriait avec une merveilleuse douceur. Le ciel avait un ?clat, l’air avait une tendresse, qu’ils ne connaissaient pas. La ville tout enti?re, les toits rouges, les vieux murs, les pav?s bossel?s, se paraient d’un charme familier, qui attendrissait Christophe. La nuit, quand tout le monde dormait, Minna se levait du lit et restait ? la fen?tre, assoupie et fi?vreuse. Et les apr?s-midi, quand il n’?tait pas l?, elle r?vait, assise dans la balan?oire, un livre sur les genoux, les yeux ? demi ferm?s, somnolente de lassitude heureuse, le corps et l’esprit flottant dans l’air printanier. Elle passait des heures maintenant au piano, r?p?tant, avec une patience exasp?rante pour les autres, des accords, des passages, qui la faisaient devenir toute blanche et glac?e d’?motion. Elle pleurait en entendant de la musique de Schumann. Elle se sentait pleine de piti? et de bont? pour tous; et il l’?tait, comme elle. Ils donnaient de furtives aum?nes aux pauvres qu’ils rencontraient, et ils ?changeaient des regards compatissants: ils ?taient heureux d’?tre si bons.
? vrai dire, ils ne l’?taient que par intermittences. Minna d?couvrait tout ? coup combien ?tait triste l’humble vie de d?vouement de la vieille Frida, qui servait dans la maison, depuis l’enfance de sa m?re; et elle courait se jeter ? son cou, au grand ?tonnement de la bonne vieille, occup?e ? repriser du linge dans la cuisine. Mais cela ne l’emp?chait pas, deux heures apr?s, de lui parler durement, parce que Frida n’?tait pas venue au premier coup de sonnette. Et Christophe, qui ?tait d?vor? d’amour pour tout le genre humain, et se d?tournait de sa route, pour ne pas ?craser un insecte, ?tait plein d’indiff?rence pour sa propre famille. Par une r?action bizarre, il ?tait m?me d’autant plus froid et plus sec avec les siens qu’il avait plus d’affection pour le reste des ?tres: ? peine s’il pensait a eux; il leur parlait avec brusquerie et les voyait avec ennui. Leur bont? ? tous deux n’?tait qu’un trop-plein de tendresse, qui d?bordait par crises, et dont b?n?ficiait, au hasard, le premier qui passait. En dehors de ces crises, ils ?taient plus ?go?stes qu’? l’ordinaire; car leur esprit ?tait rempli par une pens?e unique, et tout y ?tait ramen?.
Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette! Quelle ?motion, quand, la cherchant dans le jardin, il apercevait de loin la petite robe blanche; – quand, au th??tre, assis ? quelques pas de leurs places encore vides, il entendait la porte de la baignoire s’ouvrir, et la rieuse voix qu’il connaissait si bien; – quand, dans une conversation ?trang?re, le cher nom de Kerich ?tait prononc?! Il p?lissait, rougissait; pendant quelques minutes, il ne voyait ni n’entendait plus rien. Et aussit?t apr?s, un torrent de sang lui remontait dans le corps, un assaut de forces inconnues.
Cette petite Allemande na?ve et sensuelle avait des jeux bizarres. Elle posait sa bague sur une couche de farine; et il fallait la prendre, l’un apr?s l’autre, avec les dents, sans se blanchir le nez. Ou bien elle passait au travers d’un biscuit une ficelle, dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche; et il s’agissait d’arriver le plus vite possible, en mangeant la ficelle, ? mordre le biscuit. Leurs visages se rapprochaient, leurs souffles se m?laient, leurs l?vres se touchaient, ils riaient d’un rire factice, et leurs mains ?taient glac?es. Christophe se sentait envie de mordre, de faire du mal; il se rejetait brusquement en arri?re; et elle continuait ? rire, d’une fa?on forc?e. Ils se d?tournaient l’un de l’autre, feignaient l’indiff?rence, et se regardaient ? la d?rob?e.
Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inqui?tant. Christophe en avait peur et leur pr?f?rait la g?ne m?me des r?unions, o? madame de Kerich ou quelque autre assistait. Nulle pr?sence importune ne pouvait interrompre l’entretien de leurs c?urs amoureux; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux. Tout alors prenait entre eux un prix infini: un mot, un plissement de l?vres, un coup d’?il, suffisaient ? faire transpara?tre sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais tr?sor de leur vie int?rieure. Eux seuls le pouvaient voir: ils le croyaient du moins et se souriaient, heureux de leurs petits myst?res. ? ?couter leurs paroles, on n’e?t rien remarqu? qu’une conversation de salon sur des sujets indiff?rents: pour eux, c’?tait un chant perp?tuel d’amour. Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix, comme en un livre ouvert; aussi bien auraient-ils pu lire, les yeux ferm?s: car ils n’avaient qu’? ?couter leur propre c?ur, pour y entendre l’?cho du c?ur de l’ami. Ils d?bordaient de confiance dans la vie, dans le bonheur, en eux-m?mes. Leurs espoirs ?taient sans limites. Ils aimaient, ils ?taient aim?s, heureux, sans une ombre, sans un doute, sans une crainte pour l’avenir. S?r?nit? unique de ces jours de printemps! Pas un nuage au ciel. Une foi si fra?che que rien ne semble pouvoir la faner jamais. Une joie si abondante que rien ne pourra l’?puiser. Vivent-ils? R?vent-ils? Ils r?vent sans doute. Il n’y a rien de commun entre la vie et leur r?ve. Rien, sinon qu’? cette heure magique, eux-m?mes ne sont qu’un r?ve: leur ?tre s’est fondu, au souffle de l’amour.