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«Cher Monsieur,

«Puisque, ? votre avis, il y a eu un malentendu entre nous, le plus sage est sans doute de ne point le prolonger. Je me reprocherais de vous imposer davantage des relations devenues p?nibles pour vous. Vous trouverez donc naturel que nous les interrompions. J’esp?re que vous ne manquerez pas, dans la suite, d’autres amis, qui sauront vous appr?cier, comme vous d?sirez l’?tre. Je ne doute point de votre avenir, et suivrai de loin, avec sympathie, vos progr?s dans la carri?re musicale. Salutations.

«Josepha von Kerich.»

Les plus amers reproches eussent ?t? moins cruels. Christophe se vit perdu. On peut r?pondre ? qui vous accuse injustement. Mais que faire contre le n?ant de cette indiff?rence polie? Il s’affola. Il pensa qu’il ne verrait plus Minna, qu’il ne la reverrait plus jamais; et il ne put le supporter. Il sentit le peu que p?se tout l’orgueil du monde, au prix d’un peu d’amour. Il oublia toute dignit?, il devint l?che, il ?crivit de nouvelles lettres, o? il suppliait qu’on lui pardonn?t. Elles n’?taient pas moins stupides que celle o? il s’emportait. On ne lui r?pondit rien.

Et tout fut dit.

*

Il faillit mourir. Il pensa ? se tuer. Il pensa ? tuer. Il se figura du moins qu’il le pensait. Il eut des d?sirs incendiaires. On ne se doute pas du paroxysme d’amour et de haine qui d?vorent certains c?urs d’enfants. Ce fut la crise la plus terrible de son enfance. Elle mit fin ? son enfance. Elle trempa sa volont?. Mais elle fut bien pr?s de la briser pour toujours.

Il ne pouvait plus vivre. Accoud? sur sa fen?tre, pendant des heures, et regardant le pav? de la cour, il songeait, comme quand il ?tait petit, qu’il y avait un moyen d’?chapper ? la torture de la vie. Le rem?de ?tait l?, sous ses yeux, imm?diat… Imm?diat – Qui le savait?… Peut-?tre apr?s des heures – des si?cles – de souffrances atroces!… Mais si profond ?tait son d?sespoir d’enfant qu’il se laissait glisser au vertige de ces pens?es.

Louisa voyait qu’il souffrait. Elle ne pouvait se douter exactement de ce qui se passait en lui; mais son instinct l’avertissait du danger. Elle t?chait de se rapprocher de son fils, de conna?tre ses peines, afin de le consoler. Mais la pauvre femme avait perdu l’habitude de causer intimement avec Christophe; depuis bien des ann?es, il renfermait ses pens?es en lui; et elle ?tait trop absorb?e par les soucis mat?riels de la vie, pour avoir le temps de chercher ? le deviner. Maintenant qu’elle e?t voulu lui venir en aide, elle ne savait que faire. Elle r?dait autour de lui, comme une ?me en peine; elle e?t souhait? de trouver les mots qui lui eussent fait du bien; et elle n’osait parler, de crainte de l’irriter. Et malgr? ses pr?cautions, elle l’irritait par tous ses gestes, par sa pr?sence m?me; car elle n’?tait pas tr?s adroite, et il n’?tait pas tr?s indulgent. Cependant il l’aimait, ils s’aimaient. Mais il suffit de si peu pour s?parer des ?tres qui se ch?rissent! Un parler trop fort, des gestes maladroits, un tic inoffensif dans les yeux ou le nez, une fa?on de manger, de marcher et de rire, une g?ne physique qu’on ne peut analyser… On se dit que ce n’est rien; et pourtant, c’est un monde. C’est assez, bien souvent, pour qu’une m?re et un fils, deux fr?res, deux amis, qui sont tout pr?s l’un de l’autre, restent ?ternellement ?trangers l’un ? l’autre.

Christophe ne trouvait donc pas aupr?s de sa m?re un appui dans la crise qu’il traversait. Et d’ailleurs, de quel prix est l’affection des autres pour l’?go?sme de la passion, pr?occup?e d’elle seule?

Une nuit que les siens dormaient, et qu’assis dans sa chambre, sans penser, sans bouger, il s’enlisait dans ses dangereuses id?es, un bruit de pas fit r?sonner la petite rue silencieuse, et un coup frapp? ? la porte l’arracha ? son engourdissement. On entendait un murmure de voix indistinctes. Il se rappela que son p?re n’?tait pas rentr? le soir, et il pensa avec col?re qu’on le ramenait encore ivre, comme l’autre semaine, o? on l’avait trouv? couch? en travers de la rue. Car Melchior n’observait plus aucune retenue; il se livrait ? son vice, sans que sa sant? athl?tique par?t souffrir d’exc?s et d’imprudences, qui eussent tu? un autre homme. Il mangeait comme quatre, buvait ? tomber ivre mort, passait des nuits dehors sous la pluie glac?e, se faisait assommer dans des rixes, et se retrouvait sur ses pieds, le lendemain, avec sa bruyante gaiet?, voulant que tout le monde f?t gai autour de lui.

Louisa, d?j? lev?e, allait pr?cipitamment ouvrir. Christophe, qui n’avait pas boug?, se boucha les oreilles, pour ne pas entendre la voix avin?e de Melchior et les r?flexions goguenardes des voisins…

Soudain, une angoisse inexplicable le saisit: il eut peur de ce qui allait venir… Et aussit?t, un cri d?chirant lui fit relever la t?te. Il bondit ? la porte…

Au milieu d’un groupe d’hommes, qui parlaient ? voix basse, dans le corridor obscur, ?clair? par la lueur tremblante d’une lanterne, sur une civi?re ?tait couch?, comme autrefois grand-p?re, un corps ruisselant d’eau, immobile. Louisa sanglotait ? son cou. On avait trouv? Melchior noy? dans le ru du moulin.

Christophe poussa un cri. Tout le reste du monde disparut, ses autres peines furent balay?es. Il se jeta sur le corps de son p?re, ? c?t? de Louisa, et ils pleur?rent ensemble.

*

Assis aupr?s du lit, veillant le dernier sommeil de Melchior, dont le visage avait pris maintenant une expression s?v?re et solennelle, il sentait la sombre tranquillit? du mort entrer en lui. Sa passion enfantine s’?tait dissip?e, comme un acc?s de fi?vre; le souffle glacial de la tombe avait tout emport?. Minna, son orgueil, son amour, h?las! quelle mis?re! Que tout ?tait peu de chose aupr?s de cette r?alit?, la seule r?alit?: la mort! ?tait-ce la peine de tant souffrir, d?sirer, s’agiter, pour en arriver l?!…

Il regardait son p?re endormi, et il ?tait p?n?tr? d’une piti? infinie. Il se rappelait ses moindres actes de bont? et de tendresse. Car, avec toutes ses tares, Melchior n’?tait pas m?chant, il y avait beaucoup de bon en lui. Il aimait les siens. Il ?tait honn?te. Il avait un peu de la probit? intransigeante des Krafft, qui, dans les questions de moralit? et d’honneur, ne souffrait pas de discussion et n’e?t jamais admis ces petites salet?s morales, que tant de gens de la soci?t? ne regardent pas tout ? fait comme des fautes. Il ?tait brave et, en toute occasion dangereuse, s’exposait avec une sorte de jouissance. S’il ?tait d?pensier pour lui-m?me. il l’?tait aussi pour les autres: il ne pouvait supporter qu’on f?t triste; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait – et de ce qui ne lui appartenait pas, – aux pauvres diables qu’il rencontrait sur son chemin. Toutes ses qualit?s apparaissaient maintenant ? Christophe: il les exag?rait. Il lui semblait qu’il avait m?connu son p?re. Il se reprochait de ne pas l’avoir assez aim?. Il le voyait vaincu par la vie: il croyait entendre cette malheureuse ?me, entra?n?e ? la d?rive, trop faible pour lutter, et g?missant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable pri?re, dont l’accent l’avait d?chir? nagu?re:

– Christophe! ne me m?prise pas!

Et il ?tait boulevers? de remords. Il se jetait sur le lit et baisait le visage du mort, en pleurant. Il r?p?tait, comme autrefois:

– Mon cher papa! ne te m?prise pas, je t’aime! Pardonne-moi!

Mais la plainte ne s’apaisait pas, et reprenait, angoiss?e:

– Ne me m?prisez pas! Ne me m?prisez pas!…

Et brusquement, Christophe se vit couch? lui-m?me ? la place du mort; il entendait les terribles paroles sortir de sa propre bouche, il sentait sur son c?ur peser le d?sespoir d’une inutile vie, irr?m?diablement perdue. Et il pensait avec ?pouvante: «Toutes les souffrances, toutes les mis?res du monde, plut?t que d’en arriver l?!…» Combien il en avait ?t? pr?s! N’avait-il pas failli c?der ? la tentation de briser sa vie, pour ?chapper l?chement ? sa peine? Comme si les peines, toutes les trahisons n’?taient pas des chagrins d’enfant aupr?s de la torture et du crime supr?mes de se trahir soi-m?me, de renier sa foi, de se m?priser dans la mort!

Il vit que la vie ?tait une bataille sans tr?ve et sans merci, o? qui veut ?tre un homme digne du nom d’homme doit lutter constamment contre des arm?es d’ennemis invisibles: les forces meurtri?res de la nature, les d?sirs troubles, les obscures pens?es, qui poussent tra?treusement ? s’avilir et ? s’an?antir. Il vit qu’il avait ?t? sur le point de tomber dans le pi?ge. Il vit que le bonheur et l’amour ?taient une duperie d’un moment, pour amener le c?ur ? d?sarmer et ? abdiquer. Et le petit puritain de quinze ans entendit la voix de son Dieu:

– Va, va, sans jamais te reposer.

– Mais o? irai-je, Seigneur? Quoi que je fasse, o? que j’aille, la fin n’est-elle pas toujours la m?me, le terme n’est-il point l??

– Allez mourir, vous qui devez mourir! Allez souffrir, vous qui devez souffrir! On ne vit pas pour ?tre heureux. On vit pour accomplir ma Loi. Souffre. Meurs. Mais sois ce que tu dois ?tre: – un Homme.

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