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Quand elle fut seule, au lieu d’aller retrouver sa m?re, comme les autres jours, elle s’enferma dans sa chambre et s’interrogea sur cet ?v?nement extraordinaire. Elle mordait l?g?rement sa l?vre dans l’effort de la r?flexion. Et tout en regardant avec complaisance son gentil visage, elle revoyait la sc?ne, rougissait et souriait. ? table, elle fut anim?e et joyeuse. Elle refusa de sortir ensuite et resta au salon, une partie de l’apr?s-midi; elle avait un ouvrage ? la main et n’y fit pas dix points qui ne fussent de travers; mais que lui importait! Dans un coin de la chambre, le dos tourn? ? sa m?re, elle souriait; ou, prise d’un soudain besoin de se d?tendre, elle bondissait dans la pi?ce, en chantant ? tue-t?te. Madame de Kerich tressautait, et l’appelait folle. Minna se jetait ? son cou, en se tordant de rire, et l’embrassait ? l’?trangler.

Le soir, rentr?e dans sa chambre, elle fut longtemps avant de se coucher. Elle se regardait toujours dans sa glace, cherchait ? se souvenir, et ne pensait ? rien, ? force d’avoir pens? tout le jour ? la m?me chose. Elle se d?shabilla lentement; elle s’arr?tait ? chaque instant, assise sur son lit, cherchant ? retrouver l’image de Christophe: c’?tait un Christophe de fantaisie qui lui apparaissait; et maintenant, il ne lui semblait plus si mal. Elle se coucha et ?teignit la lumi?re. Dix minutes apr?s, la sc?ne du matin lui revint brusquement ? l’esprit, et elle ?clata de rire. Sa m?re se leva doucement et ouvrit la porte, croyant que malgr? sa d?fense elle lisait dans son lit. Elle trouva Minna tranquillement couch?e, les yeux grands ouverts dans la demi-lueur de la veilleuse.

– Qu’y a-t-il donc, demanda-t-elle, qui te met en gaiet??

– Rien du tout, r?pondit gravement Minna. Je pense.

– Tu es bien heureuse de t’amuser ainsi dans ta compagnie Mais maintenant, il faut dormir.

– Oui, maman, r?pondit la docile Minna.

En elle-m?me, elle grondait:

– Mais va-t’en donc! Va-t’en donc!

jusqu’? ce que la porte se referm?t, et qu’elle p?t continuer ? savourer ses r?ves. Elle tomba dans un mol engourdissement. Tout pr?s de s’endormir, elle sursauta de joie:

– Il m’aime… Quel bonheur! Qu’il est gentil de m’aimer!… Comme je l’aime!

Elle embrassa son oreiller, et s’endormit tout ? fait.

*

La premi?re fois que les deux enfants se retrouv?rent ensemble Christophe fut surpris de l’amabilit? de Minna. Elle lui dit bonjour, et lui demanda comment il allait, avec une voix tr?s douce; elle s’assit au piano, d’un air sage et modeste; et elle fut un ange de docilit?. Elle n’eut plus aucune de ses fantaisies de malicieuse ?coli?re; mais elle ?coutait religieusement les observations de Christophe, reconnaissait leur justesse, poussait elle-m?me de petits cris effarouch?s quand elle avait fait une faute, et s’appliquait ? se corriger. Christophe n’y comprenait rien. En tr?s peu de temps, elle fit des progr?s ?tonnants. Non seulement elle jouait mieux, mais elle aimait la musique. Si peu flatteur qu’il f?t, il dut lui en faire compliment. Elle rougit de contentement et l’en remercia, d’un regard humide de reconnaissance. Elle se mettait en frais de toilette pour lui; elle avait des rubans d’une nuance exquise; elle faisait ? Christophe des sourires et des yeux langoureux, qui lui d?plaisaient, qui l’irritaient, qui le remuaient jusqu’au fond de l’?me. ? pr?sent, c’?tait elle qui cherchait ? causer; mais ses conversations n’avaient rien d’enfantin: elle parlait gravement, et citait les po?tes, d’un petit ton p?dant et pr?tentieux. Lui, ne r?pondait gu?re; il ?tait mal ? l’aise: cette nouvelle Minna, qu’il ne connaissait pas, l’?tonnait et l’inqui?tait.

Elle l’observait toujours. Elle attendait… Quoi? Le savait-elle exactement?… Elle attendait qu’il recommen??t. – Il s’en f?t bien gard?, convaincu qu’il avait agi comme un rustre; il semblait m?me n’y plus penser du tout. Elle s’?nervait; et, un jour qu’il ?tait tranquillement assis, ? distance respectable des dangereuses petites pattes, une impatience la prit: d’un mouvement si prompt qu’elle n’eut pas le temps d’y r?fl?chir, elle lui colla sa menotte sur les l?vres. Il en fut ahuri, puis furieux et honteux. Il ne la baisa pas moins, et passionn?ment. Cette effronterie na?ve l’indignait; il ?tait sur le point de planter l? Minna.

Mais il ne pouvait plus. Il ?tait pris. Un tumulte de pens?es s’agitait en lui: il n’y reconnaissait rien. Comme des vapeurs qui montent d’une vall?e, elles s’?levaient du fond de son c?ur. Il allait en tout sens, au hasard, dans cette brume d’amour; et quoi qu’il f?t, il ne faisait que tourner en rond autour d’une obscure id?e fixe, un D?sir inconnu, redoutable et fascinant, comme la flamme pour l’insecte. Soudain bouillonnement des forces aveugles de la Nature…

*

Ils pass?rent par une p?riode d’attente. Ils s’observaient, se d?siraient, et se craignaient tous deux. Ils ?taient inquiets. Ils n’en continuaient pas moins leurs petites hostilit?s et leurs bouderies; mais il n’y avait plus de familiarit?s entre eux: ils se taisaient. Chacun ?tait, en silence, occup? ? construire son amour.

L’amour a de curieux effets r?troactifs. D?s l’instant que Christophe d?couvrit qu’il aimait Minna, il d?couvrit du m?me coup qu’il l’avait toujours aim?e. Depuis trois mois, ils se voyaient presque chaque jour, sans qu’il se f?t dout? de cet amour. Mais du moment qu’il l’aimait aujourd’hui, il fallait absolument qu’il l’e?t aim?e de toute ?ternit?.

Ce fut un bien-?tre pour lui de d?couvrir enfin qui il aimait, Il y avait si longtemps qu’il aimait, sans savoir qui! Il fut soulag?, ? la fa?on d’un malade, qui, souffrant d’un malaise g?n?ral, vague et ?nervant, le voit se pr?ciser en une douleur aigu?, localis?e sur un point. Rien ne brise autant que l’amour sans objet pr?cis: il ronge et dissout les forces. Une passion qu’on conna?t tend l’esprit ? l’exc?s; on est harass?: du moins, on sait pourquoi. Tout plut?t que le vide!

Bien que Minna e?t donn? ? Christophe de bonnes raisons de croire qu’il ne lui ?tait pas indiff?rent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu’elle le d?daignait. Ils n’avaient jamais eu une id?e nette l’un de l’autre; mais jamais cette id?e n’avait ?t? plus confuse qu’aujourd’hui: c’?tait une suite incoh?rente d’imaginations baroques, qui ne parvenaient pas ? s’accorder ensemble: car ils passaient d’un extr?me ? l’autre se pr?tant tour ? tour des d?fauts et des charmes qu’ils n’avaient pas: ceux-ci, quand ils ?taient ?loign?s l’un de l’autre, ceux-l? quand ils ?taient r?unis. Dans les deux cas, ils se trompaient juste autant.

Ils ne savaient pas ce qu’ils d?siraient eux-m?mes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, imp?rieuse, absolue, qui le br?lait depuis l’enfance, qu’il r?clamait des autres, qu’il e?t voulu leur imposer, de gr? ou de force. Par moments, se m?laient ? ce d?sir despotique d’un sacrifice entier de soi et des autres, – surtout des autres, peut-?tre, – des bouff?es de d?sir brutal et obscur, qui lui donnaient le vertige et qu’il ne comprenait pas. Minna, surtout curieuse, et ravie d’avoir un roman, cherchait ? en tirer tout le plaisir possible d’amour-propre et de sentimentalit?; elle se dupait de tout c?ur sur ce qu’elle ?prouvait. Une bonne partie de leur amour ?tait purement livresque. Ils se ressouvenaient des romans qu’ils avaient lus, et se pr?taient des sentiments qu’ils n’avaient point.

Mais le moment venait o? ces petits mensonges, ces petits ?go?smes allaient s’?vanouir devant le divin rayonnement de l’amour. Un jour, une heure, quelques secondes ?ternelles… Et ce fut si inattendu!…

*

Ils causaient seuls, un soir. L’ombre tombait dans le salon. Leur entretien avait pris une teinte grave. Ils parlaient de l’infini, de la vie, et de la mort. C’?tait un cadre plus grandiose pour leur passionnette. Minna se plaignait de sa solitude: ce qui amena naturellement la r?ponse de Christophe, qu’elle n’?tait pas si seule qu’elle disait.

– Non, fit-elle en secouant sa petite t?te, tout cela, ce sont des mots. Chacun vit pour soi; personne ne s’int?resse ? vous, personne ne vous aime.

Un silence.

– Et moi? dit brusquement Christophe, p?le d’?motion.

La porte s’ouvrit. Ils se rejet?rent en arri?re. Madame de Kerich entra. Christophe se plongea dans un livre, qu’il lisait ? l’envers. Minna, pli?e sur son ouvrage, s’enfon?ait son aiguille dans le doigt.

Ils ne se trouv?rent plus seuls, de toute la soir?e, et ils avaient peur de l’?tre. Madame de Kerich s’?tant lev?e pour chercher un objet dans la chambre voisine, Minna, peu complaisante d’ordinaire, courut le prendre ? sa place; et Christophe profita de son absence pour partir, sans lui dire bonsoir.

Le lendemain, ils se retrouv?rent, impatients de reprendre l’entretien interrompu. Ils n’y r?ussirent point. Les circonstances leur furent cependant favorables. Ils all?rent en promenade avec madame de Kerich, et ils eurent dix occasions de causer ? leur aise. Mais Christophe ne pouvait parler; et il en ?tait si malheureux qu’il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna. Celle-ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse; mais elle en fut piqu?e, et elle le montra bien. Quand Christophe se for?a enfin ? articuler quelques mots, elle l’?couta d’un air glac?: ce fut ? peine s’il eut le courage d’aller jusqu’au bout de sa phrase. La promenade s’achevait. Le temps passait. Et il se d?solait de n’avoir pas su l’employer.

Une semaine s’?coula. Ils crurent s’?tre tromp?s sur leurs sentiments r?ciproques. Ils n’?taient pas s?rs de n’avoir pas r?v? la sc?ne de l’autre soir. Minna gardait rancune ? Christophe. Christophe redoutait de la rencontrer seule. Ils ?taient plus en froid que jamais.

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